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de corps dans tous les carrefours. L’histoire de lord Flamborough ne tarderait pas à se répandre. On savait déjà que Célestin était criblé de dettes. Mme d’Olibès racontait qu’il arrivait tous les jours à l’adresse de M. Herbeau des lettres de forme équivoque et d’aspect malhonnête qui exhalaient un haut fumet de créancier. On n’ignorait pas que le désordre habitait sous le toit des Herbeau, sous ce toit autrefois si calme et si paisible, que troublait seulement de temps à autre la jalousie d’Adélaïde. Grippard contait à qui voulait l’entendre que Célestin l’avait menacé de lui faire couper la tête. À ce propos, des bruits étranges circulaient : on ajoutait tout bas qu’il s’était vanté de relever un jour, sur la place des Récollets, l’échafaud de 93 ; les gendarmes, qui poursuivaient le docteur Herbeau dans sa race, avaient agité la question de savoir s’ils ne lui mettraient pas au collet leurs larges mains gantées de peau de daim. Par une fatalité sans exemple, Célestin avait contre lui tous les partis et toutes les opinions : les royalistes le tenaient pour un louveteau altéré de sang ; les libéraux, pour un jésuite coiffé du bonnet phrygien. On ne voulait de lui dans aucun camp ; on se le renvoyait de part et d’autre comme la navette d’un tisserand, comme un volant sur des raquettes. Il était lié, d’ailleurs, avec tous les mauvais sujets de la ville. Il hantait les estaminets, s’enivrait de vin chaud épicé de cannelle, et montait sur les tables pour proclamer la mort des tyrans, le triomphe de l’homœopathie et le règne de l’égalité. On devait s’attendre chaque jour à voir le parquet lancer contre lui un mandat d’arrestation. Cependant tous les cliens du docteur Herbeau passaient au docteur Savenay, et Célestin avait beau exhiber ses globules et prêcher son système, il ne trouvait pas une victime à sacrifier sur les autels du moderne Esculape. Certes, nous sommes loin de ce timide et beau jeune homme dont nous avons si long-temps caressé l’image. Jamais plus riantes illusions ne furent plus cruellement déçues ; jamais plus belles fleurs n’amenèrent des fruits plus amers. Eh bien ! malgré tous ces désenchantemens, nous pouvons affirmer, nous qui le connaissons, que c’était au fond un bon diable, fils indigne sans doute de ce charmant vieillard que nous nommons Aristide Herbeau, mais doué de plus de sens qu’on ne le pourrait croire. À l’heure où nous achevons ce triste récit, Célestin a renoncé depuis long-temps à l’homœopathie, à la longue barbe, aux bottes collantes et à tous les travers du jeune âge. Il vient d’épouser la fille aînée de maître Grippard, et tient à Saint-Léonard une boutique de pharmacie. Garde national zélé, bon père, bon époux, bon citoyen, dévoué à