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là quelques coups de fusil : bientôt les coups deviennent plus fréquens ; le canon tonne enfin, et la mêlée devient générale. C’est là du moins ce qu’on put observer au dîner du docteur Herbeau. On n’entendit d’abord que le bruit des fourchettes et des assiettes ; on regardait en dessous Célestin et lord Flamborough, qui dévoraient à qui mieux mieux. Puis, quelques mots spirituels du bon docteur partirent de loin en loin, comme des fusées : les esprits s’animèrent ; on riposta de droite et de gauche ; des causeries s’établirent sur tous les points, et vers la fin du premier service la conversation ressembla au bouquet d’un feu d’artifice où soleils, fusées, bombes, pétards et feux de Bengale tournent, éclatent, jaillissent et ruissèlent de toute part et tout à la fois. On parlait de tout et de quelques choses encore. Littérature, poésie, politique, toutes les affaires du jour, toutes les questions palpitantes d’actualité, furent mises sur le tapis, ou plutôt sur la nappe. Célestin se montra d’abord plein de réserve et de convenance, et plus d’une fois un murmure flatteur accueillit ses discours ; plus d’une fois Adélaïde et le docteur tressaillirent d’orgueil et de joie. Cependant les deux époux observaient avec effroi que leur fils buvait outre mesure. Quant à lord Flamborough, il buvait, mangeait, sans s’inquiéter de rien, suppléant, comme la plupart de ses compatriotes, l’esprit par le silence, l’élégance par la gravité, et la distinction par l’impassibilité.

Célestin commença par écouter patiemment ce qui se disait autour de lui ; mais, échauffé bientôt par les vins de son père, moins encore que par les opinions tant soit peu surannées qu’il entendait émettre à sa barbe, il se prit à lâcher quelques hérésies qui glacèrent l’assemblée d’épouvante et firent bondir le docteur Herbeau sur sa chaise. Poussé à bout par Mme K…, qui l’avait imprudemment engagé dans une discussion littéraire, Célestin décapita sans respect toutes les gloires du xviie et du xviiie siècle. Pas un autel ne fut respecté, pas un dieu ne resta debout sur son piédestal. Il déclara qu’il tenait Corneille pour un buveur de cidre, Racine pour un faquin, et que l’heure était enfin venue de renouveler le Parnasse. — C’est dans le peuple, s’écria-t-il, dans le peuple et non ailleurs qu’est l’avenir de la poésie. Avec les rois s’en vont les vieilles muses. L’Hélicon, c’est la patrie ; Apollon, c’est la liberté.

— Les rois s’en vont ! s’écria-t-on de toutes parts avec indignation.

— La patrie ! s’écria l’un.

— La liberté ! s’écria l’autre.

— Qu’est-ce que cela ? dit un troisième.