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et père. Ils se levèrent dans la joie de leur cœur, et remercièrent Dieu, qui leur avait permis de vivre jusqu’à cet heureux jour. Jeannette, qui partageait l’allégresse de ses maîtres, vint les embrasser en pleurant et en sanglotant, à ce point que M. et Mme Herbeau ne pouvaient rien y comprendre. — Jeannette, mon enfant, dit le docteur avec bonté, comment donc serez-vous le jour de mon enterrement ? À ces mots, la pauvre jeune fille jeta des cris aigus, voulut s’arracher les cheveux, et l’on eut bien de la peine à la calmer.

On avait reçu, l’avant-veille, une lettre de Célestin, quelques mots seulement par lesquels il annonçait son retour pour le jour indiqué. Deux voitures faisaient le service de Limoges à Saint-Léonard ; l’une arrivait à huit heures du matin, l’autre à quatre heures de l’après-midi. Celle du matin n’ayant déposé que Mme K… à la porte du docteur Herbeau, on n’attendit plus Célestin que par la diligence du soir. Mme K… fut accueillie par les deux époux avec les sentimens de respect et d’admiration dus à son beau talent. C’était une grande femme sur le retour, qui avait le nez rouge.

Dès quatre heures, les conviés commencèrent à se présenter. C’était, à vrai dire, l’élite de la société du pays : les autorités, le clergé, la noblesse. En moins de quelques instans, le salon du docteur Herbeau fut rempli par les personnages les plus éminens de Saint-Léonard et des environs : hommes de choix, femmes élégantes, jeunes filles au cœur palpitant à l’approche de Célestin. Le docteur faisait les honneurs de sa maison avec sa grace accoutumée ; Adélaïde veillait aux soins de la fête. Célestin était le sujet de toutes les conversations ; seulement, dans un angle du salon, un groupe de lettrés, que présidait Mme K…, s’entretenait vivement de beaux-arts et de poésie. On s’y raillait finement des essais de l’école moderne, et Mme K… récitait de temps en temps quelques vers de sa façon qui excitaient le plus vif enthousiasme. Il n’y avait qu’une voix autour d’elle pour la comparer à Corinne improvisant au cap de Misène.

— Vous me flattez, disait-elle en rougissant ; Corinne habite en ces murs ; vous m’offrez un encens qui ne m’appartient pas ; vous volez l’autel de Mme d’Olibès.

À ces mots on se récriait. Qu’était-ce après tout que Mme d’Olibès ? un esprit lyrique sans doute, mais gâté, mais perdu par l’influence des doctrines nouvelles ; on n’en voulait pas d’autre preuve que les vers adressés à M. Savenay. Ces vers, on les récitait en les dénigrant ; on en faisait ressortir avec malignité les tendances romantiques ; on les perçait un à un avec l’aiguille du sarcasme. On effeuil-