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tait en le regardant. Ils marchaient très lentement et s’arrêtaient presque à chaque pas. Seuls, du moins croyaient-ils l’être, ils parlaient assez haut pour que je pusse les entendre ; mais je n’avais pas besoin de nouvelles preuves pour reconnaître la plénitude de mon désastre. Un seul coup d’œil avait suffi pour déchirer le voile qui m’avait aveuglé jusqu’alors.

— Rentrer déjà ! disait Maléchard de cette voix roucoulante que les amoureux empruntent aux tourterelles.

— Je crains qu’on ne remarque notre absence, répondit la perfide ; Césarine va encore me gronder. Si vous saviez combien elle me tourmente à cause de vous ! Je parierais qu’elle nous cherche.

— Elle est sœur aînée, c’est tout dire. Mais qu’importe qu’elle gronde ? Vous êtes bien sûre qu’elle ne vous trahira pas.

— Elle m’aime tant !

— Autant, je crois, qu’elle me déteste.

— Non, elle ne vous hait pas, mais elle tremble en pensant à l’affreux danger que provoque ma folie. N’a-t-elle pas raison ? Tout ceci me semble un songe, et je crains de m’éveiller. Déjà un jour écoulé, et dans deux il reviendra !

Mme Baretty étouffa un soupir.

— Deux jours ! quand on aime, c’est l’éternité, répondit dramatiquement Maléchard.

Il y eut un instant d’éloquent silence.

— Tout m’inquiète, tout m’alarme, reprit Mme Baretty d’un air pensif ; il n’est pas jusqu’à mes petites coquetteries à l’égard de votre ami dont je ne me fasse maintenant un crime. C’est vous qui l’avez voulu.

— Je le voudrais encore. N’est-ce pas à cette ingénieuse plaisanterie que je dois mon bonheur d’aujourd’hui ?

— C’est qu’il n’est pas le seul qui l’ait prise au sérieux. Je crains d’être allée trop loin. Il est dangereux de jouer avec une si terrible jalousie. Ce billet attaché à ma robe…

— Est une invention ravissante, interrompit Maléchard en riant malignement ; c’est le conducteur électrique qui éloigne de nous la foudre et la mène chez le voisin.

— Voilà précisément ce qui m’effraie. Il est si emporté ! Si, maintenant qu’il est seul avec ce monsieur, il allait lui chercher querelle…

— Bah ! il en serait pour sa provocation. Duranton est un garçon prudent, raisonnable…