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LE DOCTEUR HERBEAU.

On imagine sans peine ce que cette lettre dut coûter au docteur Herbeau, et tout ce qu’il lui fallut étouffer pour s’en tenir à cet adieu froid et compassé. Vingt fois, en écrivant ces lignes, il sentit son cœur près de se fondre en flots de tendresse ; mais vingt fois il refoula les épanchemens de son cœur. Cependant, quoi que nous ayons dit plus haut, le sacrifice n’était pas consommé. Il lui restait à boire la lie de son calice.

Vers le milieu du jour qui suivit cette nuit désastreuse, on put voir dans Saint-Léonard un spectacle digne d’une éternelle pitié. Le docteur Herbeau sortit à pied de sa maison, pâle, abattu, se soutenant à peine, mais, dans son affaissement, plein de noblesse et de dignité. Il gagna la demeure de son rival et pria le domestique de M. Savenay de l’annoncer à son maître. Le jeune homme s’empressa d’aller le recevoir au bas de l’escalier, et l’introduisit dans sa chambre avec révérence. Après l’avoir fait asseoir :

— Monsieur, lui dit-il, quel que soit le sujet qui me procure l’avantage de votre visite, souffrez d’abord que je vous en exprime ma reconnaissance ; c’est le plus grand honneur qu’il me fût permis d’espérer.

Le docteur Herbeau demeura quelques instans silencieux ; il ne pouvait s’empêcher de penser avec quelque amertume que tous ses malheurs dataient de l’arrivée de ce jeune homme à Saint-Léonard.

— Monsieur, dit-il enfin, je me fais vieux. Unique médecin en ce pays, j’ai dû mener durant vingt-cinq ans une vie active et laborieuse. C’est un rude ministère que le nôtre ; jeune homme, vous le saurez plus tard. Que nous en revient-il la plupart du temps ? l’ingratitude, couronnement inévitable de toute existence vouée au bien public. Puissiez-vous, au bout de votre carrière, rencontrer moins d’épines que je n’en ai trouvé à la fin de la mienne !

— Quelle qu’en doive être la récompense, puissé-je, monsieur, répliqua Savenay, fournir une carrière aussi noble, aussi belle, aussi bien remplie que la vôtre !

— Je ne vous cache pas, poursuivit le docteur Herbeau, que depuis long-temps je me sentais succomber à la tâche ; et voilà longtemps que j’aurais en effet succombé, si le sentiment de mes devoirs ne m’eût imposé l’obligation de rester debout à mon poste. J’y suis resté, monsieur ; si je l’avais abandonné, que seraient devenus mes pauvres malades ? J’étais seul alors ; trop jeune encore pour me suppléer, mon fils Célestin n’avait pas achevé son cours. Dieu merci ! je