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LE DOCTEUR HERBEAU.

des regains, d’améliorations à tenter dans l’entretien des prairies artificielles. Il lui demanda tranquillement son avis sur le meilleur mode à suivre pour engraisser les bestiaux, à cette fin de balancer au marché de Poissy la prééminence des produits normands. C’était là son unique ambition, disait-il. Le docteur Herbeau n’en revenait pas et se croyait sauvé encore une fois, lorsqu’après avoir joui tout à l’aise de l’anxiété de sa victime :

— Monsieur, dit gravement M. Riquemont, vous m’avez conté l’autre jour l’histoire d’un jeune docteur de Montpellier ; cette histoire m’a vivement intéressé, et, pour vous rendre le plaisir que je vous dois, je prétends, à mon tour, vous conter l’histoire d’un vieux docteur de ma connaissance. Cette histoire est courte et vous amusera, je l’espère. Ce vieux docteur, ainsi que votre jeune docteur, était ignorant comme une carpe. Vous avez dit comme une carpe, je crois ? C’est d’ailleurs la seule ressemblance qui ait jamais existé entre votre docteur et le mien. Le mien était fort laid ; toutefois à sa laideur il joignait les prétentions du vôtre. Appelé auprès d’une femme jeune, belle et souffrante, il se vit accueilli par le mari avec une confiance dont il abusa. Le mari s’en aperçut et prit le parti d’en rire. Seulement, un soir qu’ils avaient diné ensemble, chez le mari bien entendu, car chez le docteur on ne dînait guère, l’amphitryon entraîna son convive dans une allée qui servait d’avenue à sa maison. La maison de ce mari était située comme la mienne, et l’allée dont je vous parle était pareille à celle-ci. C’était, comme aujourd’hui, par une belle soirée d’été, et mon docteur et mon mari cheminaient lentement, côte à côte, ainsi que nous faisons tous deux. Cette histoire vous ennuie peut-être ?

— Au contraire, répondit d’une voix éteinte le défaillant et malheureux Herbeau.

— Vous m’en voyez charmé. Mon mari et mon docteur cheminaient donc lentement entre deux haies de charmilles, par une belle soirée d’été. Le mari regardait le docteur absolument comme je vous regarde en cet instant. Le docteur était silencieux comme vous et quelque peu troublé, j’imagine, car il se doutait de quelque méchante affaire. Arrivés au bout de l’avenue, le mari, sans mot dire, ouvrit la porte à deux battans, ainsi que je fais à cette heure, et le docteur aperçut sellé, bridé et harnaché, son cheval, qu’il croyait encore dans les écuries de son hôte.

Aux pâles lueurs du crépuscule, le docteur Herbeau reconnut, en dehors du parc, Colette attachée par la bride à un arbre.