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REVUE DES DEUX MONDES.

— Mon ami, dit Louise, avez-vous lu la lettre que je vous ai adressée ?

— Moi ! s’écria M. Riquemont ; halte-là ! je ne veux pas de la liberté de la presse dans mon ménage. J’attendrai, pour lire vos lettres, que vous les écriviez en vers.

Et, parlant ainsi, il mit en pièces le papier qu’il tenait à la main.

— Ainsi, monsieur, demanda Louise, vous n’avez pas lu cette lettre ?

— Non, madame, répliqua M. Riquemont, et je réserve le même sort à toutes celles que vous voudrez bien m’adresser. Sachez, d’ailleurs, que quoi que vous puissiez écrire et dire, vous ne changerez rien à mes décisions ; ce que Riquemont veut, Dieu le veut.

À ces mots, il se retira tout fier de sa belle équipée.

— Seigneur ! s’écria la jeune femme ; puisque mon mari me repousse et m’abandonne, qui me sauvera, si ce n’est mon vieil ami, le bon Aristide Herbeau ?

Hélas ! jeune imprudente, implorez un autre appui ! car mieux vaudrait à la colombe éperdue se réfugier entre les griffes d’un vautour, mieux vaudrait à la gazelle harcelée par les chiens des chasseurs s’abriter dans la gueule d’un loup affamé.

Aristide Herbeau n’est plus reconnaissable. Ne cherchez plus le bon Aristide ; notre héros s’est transfiguré. Ses mouvemens sont brusques, son geste est prompt, sa voix impérieuse, sa parole saccadée, sa démarche belliqueuse. Son regard étincelle ; son front est chargé de tempêtes. Ce n’est plus le docteur Herbeau ; c’est un lion rugissant, c’est un sanglier blessé. Jeannette se demande ce qu’est devenu son maître ; Adélaïde, son mari. Colette elle-même ne reconnaît plus le poids accoutumé. Ses flancs frissonnent sous l’éperon et ses oreilles se dressent avec étonnement aux sifflemens aigus de la cravache. Adélaïde, Jeannette et Colette ne savent qu’imaginer. Vainement l’épouse interroge l’époux ; vainement elle s’alarme du long retard de Célestin. Le docteur Herbeau n’est plus ni époux ni père. Il ne vit et ne respire que pour la vengeance.

Cependant le jour de la sérénade avait été assez fatal à la maison Herbeau pour qu’il fût permis de s’en inquiéter. On sait que depuis long-temps cette maison tremblait sur sa base, et qu’il ne fallait plus qu’un grand coup de vent pour la jeter à bas. M. Riquemont avait dit vrai : il n’y avait que son patronage apparent qui la retînt encore dans sa ruine et l’empêchât de crouler comme un château de cartes. On s’étonnait avec raison que Célestin ne vînt pas disputer son héritage