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chomme. Le feuillage, notre unique abri, ne nous protégea guère, et nous fûmes bientôt mouillés jusqu’aux os. Un malheur, dit-on proverbialement, ne va jamais seul. En partant, nous avions eu l’intention de rentrer pour le déjeuner, mais la poursuite d’un gibier imaginaire nous avait entraînés au-delà de toutes prévisions. Nous étions donc à jeun. Le pays semblait désert et nous était inconnu. Pour comble de disgrace, nous nous égarâmes, et nous passâmes une partie de la journée à piétiner sur le sol détrempé par la pluie. Après d’innombrables marches et contre-marches, le sort enfin nous prit en pitié. Nous reconnûmes notre chemin, et deux heures plus tard nous étions de retour au château. Mais dans quel état, juste ciel ! La gibecière vide, ainsi que l’estomac, les habits ruisselans et souillés de boue ! J’ai avoué que je n’étais pas beau, je dois confesser maintenant que je ne suis pas des plus robustes ; de ma vie, je n’avais fait traite si longue ni si rude. Aussi, vers la fin, je ne marchais plus ; je me traînais. J’étais harassé, démoralisé, vaincu ; je pensais à la retraite de Moscou : pour la première fois je la comprenais. Quant au capitaine, il supportait notre échec avec le patient courage d’un vieux soldat, et, malgré son embonpoint, il marchait au retour d’un pas aussi ferme qu’au départ.

— Votre vocation n’était pas de servir dans les voltigeurs, me dit-il ironiquement en remarquant ma dolente démarche et mon penchant pour rester en arrière.

— Au diable les perdreaux ! répondis-je avec humeur.

— On n’est pas heureux tous les jours, reprit-il ; demain nous prendrons notre revanche.

Cette manière de me réconforter me donna une certaine envie d’étrangler le bourreau qui l’employait. De peur d’éclater, je me tus ; il en fit autant, et nous arrivâmes au château sans avoir renoué la conversation. L’heure du dîner approchait. Je pris en toute hâte le chemin de ma chambre, de peur d’être aperçu par la dame de mes pensées dans le triste état où m’avaient réduit la marche, la pluie et la faim. Je changeai de costume de pied en cap, et j’essayai de réparer mon air défait. Ainsi Mazarin mourant mettait du rouge ; mais je n’avais pas cette ressource, et ma triste mine résista à tous mes efforts pour l’améliorer. N’en pouvant mais, je finis par me résigner.

— Après tout, me dis-je, si j’ai les traits tirés, si je suis blême comme Debureau, cela peut être mis sur le compte de la passion tout aussi bien que sur celui de la fatigue. Peut-être vais-je lui paraître fort intéressant.