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de front la coupait diagonalement, et, après avoir décrit plusieurs zig-zags à travers un massif de sapins, descendait au fond d’un étroit vallon que nous devions traverser. En face de ce rude chemin, offrir le bras à une femme était une action fort naturelle, pour ne pas dire un devoir. Un des Suisses avait déjà présenté le sien à Mme Richomme ; sans hésiter, je me dirigeai vers Mme Baretty, qui précédait sa sœur de quelques pas ; mais, avant d’être arrivé près d’elle, je fus retenu par Maléchard, qui marchait derrière moi.

— Pas d’école, me dit-il d’un ton magistral ; vous en avez déjà trop fait depuis hier. Le mari est jaloux, la femme imprudente ; soyez raisonnable. Voyez-moi, est-ce que j’ai offert le bras à Mme Richomme ? C’est par de pareils enfantillages qu’on gâte tout. Allez faire votre cour au Corse ; il a des soupçons, détruisez-les. Pendant ce temps je ferai jaser votre infante, et je saurai ce qu’elle pense de vous.

Le conseil de mon compagnon de voyage me parut rigoureusement conforme aux lois du code galant.

— Vous avez raison, dis-je à Maléchard ; conquérir les bonnes graces du mari, ou du moins endormir sa défiance, tel est sans doute le premier soin dont je doive m’occuper. Mais que lui dire, à ce requin ?

— Parlez-lui de ses campagnes, de ses blessures ; bientôt vous n’aurez plus qu’à écouter.

La corvée était lourde, mais après en avoir reconnu l’urgence, il eût été peu logique d’en différer l’exécution. Je me résignai donc, et, cédant à mon ami l’agréable office dont un instant auparavant j’avais espéré de m’emparer, je ralentis le pas pour attendre M. Baretty. Le jaloux, peut-être dans le but de me surveiller, s’était placé à l’arrière-garde. Lorsqu’il m’eut rejoint, je lui adressai quelques paroles banales à propos du site agreste que nous parcourions. Un grognement inintelligible fut l’unique réponse du farouche bipède que j’essayais d’apprivoiser. Ce début n’avait rien d’encourageant, mais le premier pas était fait, et c’est, dit-on, le plus difficile.

L’air rogue de mon interlocuteur, son accent bourru, le laconisme de ses réponses, enfin la sardonique grimace qui venait de temps en temps plisser sa bouche balafrée et perfectionner sa laideur, tous ces indices me portèrent à croire qu’il n’était pas dupe de mes prévenances, et que ma tactique était éventée. S’il n’était pas universellement reconnu qu’un mari est un être tellement respectable qu’un amoureux doit tout endurer plutôt que de se brouiller avec lui, j’eusse été mis à une pénible épreuve pendant cet entretien, où les rebuffades ne me furent pas épargnées. Mais, au point de vue où je