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faut payer de sa personne. C’est ce que je fis malgré l’aspect tentateur du repas, je me mis héroïquement à la diète.

— J’en serai quitte pour une visite clandestine à l’office, me dis-je en résistant aux inintelligentes remontrances de mon estomac.

— Êtes-vous malade ? me demanda M. Richomme, qui, à la fin, remarqua mon obstination à laisser mon assiette vide.

Je répondis négativement.

— Alors vous êtes amoureux ? reprit-il d’un air railleur.

Cette fois je me contentai de sourire, mais presque aussitôt, d’un regard passionné, j’offris à Mme Baretty l’hommage du sentiment qui m’était imputé. Une œillade des plus encourageantes agréa cet aveu muet. Par malheur, je ne fus pas seul à la remarquer ; contre l’usage de ses confrères, le mari jaloux avait d’excellens yeux. En cette occasion sa clairvoyance ne lui fit pas défaut, et, comme la veille, l’émotion qui en fut le résultat se trahit d’une manière assez burlesque : occupé à dépecer une magnifique truite de l’Aar, tout à coup M. Baretty lui enfonça la truelle dans le ventre, par un mouvement si violent, que la plupart des morceaux découpés se trouvèrent lancés hors du plat et s’éparpillèrent sur la table. Ce fait, puéril en lui-même, avait un sens tragique dont l’interprétation n’était pas difficile. C’était moi, sans aucun doute, que venait d’éventrer brutalement le capitaine de voltigeurs, sous l’innocente effigie d’un poisson. Je me tins pour averti : provoquer plus longtemps une jalousie si éveillée et si inflammable eût été le fait d’un écolier, et j’avais la prétention de ne plus l’être. Je m’interdis donc sur-le-champ toute démonstration dont eût pu prendre ombrage le plus intolérant des maris. De quoi m’eût servi d’ailleurs un plus long usage de la pantomime ? Qu’aurait-elle pu m’apprendre que je ne connusse déjà ? Les indulgentes dispositions de Mme Baretty ne pouvaient plus être pour moi l’objet d’un doute raisonnable. Quelle que fût la cause de sa conduite, coquetterie excessive, besoin d’émotions, ou coup de sympathie, cette charmante femme m’avait autorisé le plus clairement du monde à m’occuper d’elle. Dès à présent il y avait entre nous un accord tacite, une mystérieuse intelligence. La plus exacte circonspection devenait donc impérieuse. Progrès étourdissant et miraculeux : douze heures à peine s’étaient écoulées depuis que je l’avais aperçue pour la première fois, et j’avais déjà le droit d’être prudent !

Je le fus ; mais, à ma grande surprise, Mme Baretty, qui aurait dû