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LE DOCTEUR HERBEAU.

âge ont toujours quelques petites choses. Dans quelques années, tu engraisseras et deviendras énorme. Savenay dit aussi ce que je te disais ce matin, qu’il te faut des distractions ; je t’en procurerai, petite. Aussitôt que tu seras un peu plus forte, je te mènerai aux foires et aux assemblées. Et puis nous voyagerons, nous irons de temps en temps à Limoges. Le changement d’air te fera du bien, la variété des sites te plaira ; je suis décidé à te donner de l’agrément. Mais tu ne réponds rien, Louison ; si, au lieu de rester là comme une borne, tu me préparais un verre d’absinthe ? J’étouffe de chaleur et de soif.

Louise se leva et sortit gravement, comme une ombre superbe et dédaigneuse, sans laisser tomber une parole ni même un regard autour d’elle.

Après avoir transmis à un serviteur les ordres de son mari, elle se sauva dans un coin, et là sa poitrine gonflée éclata, et ses yeux fondirent en larmes. Cette enfant avait passé tout le jour à redouter l’arrivée de Savenay, à s’indigner à l’idée qu’il put accepter l’invitation de M. Riquemont, et maintenant elle pleurait avec amertume ses terreurs trompées et ses indignations déçues. Pourquoi n’était-il pas venu ? Ce n’était pas seulement aux instances de M. Riquemont qu’il avait résisté, mais aussi à celles de Louise. Si M. Riquemont n’eût pas imprudemment mêlé les sollicitations de sa femme aux siennes, M. Savenay, en refusant, aurait pu sembler n’obéir qu’à un louable sentiment de réserve et de convenance ; mais invité au nom de Louise, ce refus n’était plus que du dédain et pouvait, au besoin, passer pour une offense. Encore, s’il fût venu s’en excuser lui-même ! Mais non, rien, pas un mot ; il était difficile de pousser plus loin l’indifférence et le mépris.

Ainsi, cherchant à s’abuser elle-même, elle s’exaltait dans la douleur de sa dignité blessée ; elle détournait le cours de ses pleurs, comme pour en cacher la source.

Ce transport apaisé, Louise courut, autant que ses forces le lui permirent, à la chambre inhabitée ; elle arracha de leurs vases les fleurs qu’elle avait cueillies le matin, et les jeta par la fenêtre avec un mouvement de colère. Lorsqu’elle rentra dans le salon, elle trouva son mari endormi dans la position où elle l’avait laissé, près d’un flacon d’absinthe dont le cristal, frappé par les rayons du soleil couchant, brillait comme une magnifique émeraude. Louise demeura quelques instans à contempler M. Riquemont, puis, d’un air triste et résigné, elle alla s’asseoir près de la croisée ouverte, et resta rêveuse à regarder les ombres descendre des coteaux dans la plaine, et les étoiles s’allumer au ciel.