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— Ô mariage ! voilà de tes coups, me dis-je avec une ironie mêlée de compassion ; tu prends d’une main un être plein de grace, de distinction, d’intelligence, de l’autre une créature vulgaire, bornée, brutale, et tu les unis. Dérision amère ! la caserne unie au salon !

Comme je m’apitoyais sur la destinée de cette femme d’élite livrée au despotisme d’un grossier soldat (c’est ainsi que, dans mon indignation, je nommais l’ex-capitaine de voltigeurs), Mme Baretty tourna la tête de mon côté, et ses beaux yeux veloutés se fixèrent sur les miens avec une expression si mélancolique et si pénétrante, que je me sentis troublé jusqu’au fond de l’ame. L’étrange émotion où me jeta ce regard sera suffisamment expliquée lorsque j’aurai dit que je n’avais pas l’habitude de m’en voir accorder de pareils ; ceci m’oblige à un aveu pénible pour mon amour-propre, mais nécessaire à la clarté de ce récit.

Le bonheur d’être belle a trouvé son poète : si le malheur d’être laid pouvait donner envie de chanter, j’aurais de légitimes raisons pour accorder ma lyre. Là ne s’arrête pas mon infortune. Il est une rare et pittoresque laideur qui, fièrement portée, sert un homme plus qu’elle ne lui nuit. Mirabeau, à coup sûr, n’eût pas troqué contre le fade visage d’un bellâtre sa face de tigre marquée de la petite-vérole. Malheureusement pour moi, l’irrégularité de mes traits ne se trouve pas compensée par leur expression. Ma laideur est de celles qui courent les rues ; je ressemble à tout le monde, à tel point que des gens avec qui j’ai été lié oublient ma figure, et que d’autres me reconnaissent qui ne m’ont jamais vu. Né avec un cœur sensible et une imagination romanesque, il est inutile de dire combien cette déplaisante vulgarité de ma physionomie m’a chagriné souvent et quelquefois désespéré ; mon goût pour les émotions tendres y trouvait de si fâcheuses entraves ! car les femmes ont beau professer une superbe indifférence pour les avantages physiques des hommes, j’ai toujours remarqué qu’en définitive l’esprit le mieux accueilli d’elles était celui qui avait les yeux les plus éloquens et les plus belles dents. Aussi, que de fois, en passant sur le boulevard des Italiens, n’ai-je pas envié l’enveloppe de quelques-uns des agréables jeunes gens qui s’y promènent, la botte vernie, le cigare à la bouche, le camélia à la boutonnière, le pouce dans l’entournure du gilet ?

— Avec cette figure et mon savoir-faire, ai-je dit souvent, je ne trouverais pas de cruelles.

Réduit à mon savoir-faire et à ma figure, j’en avais trouvé plus d’une, je suis forcé d’en convenir. Mes succès fort clair-semés avaient