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il le fit en termes si offensans pour Aristide et pour son épouse, que le nouveau docteur se vit obligé de l’interrompre au beau milieu de son discours. Cette démarche des gendarmes et l’attitude pleine de dignité que M. Savenay sut garder en cette circonstance, produisirent une vive sensation dans la cité ; le soir on s’en entretint longuement au raout du percepteur. Mais n’anticipons point sur cette lamentable histoire, et revenons, je vous prie, au chevet du docteur Herbeau.

Adélaïde entra dans l’alcôve d’Aristide, pareille à une vieille lionne blessée. Elle apportait pendans à son cœur saignant tous les traits décochés par la pitié de Saint-Léonard. Aristide était couché. En entendant le pas haletant de son épouse, il se leva sur son séant, et tous deux demeurèrent quelques instans à se contempler l’un l’autre en silence ; puis le docteur, sans avoir dit une parole, retomba de tout son poids sur le lit et se cacha sous la couverture. Dans les circonstances difficiles de la vie, les femmes déploient plus de courage que les hommes. En voyant l’abattement de son mari, Mme Herbeau se sentit grandir de dix coudées. Elle releva la couverture sous laquelle Aristide étouffait sa douleur, et par de douces paroles elle chercha à remonter cette ame affaissée. — Au bout du compte, lui dit-elle, ce n’est qu’un docteur de plus ; ses débuts seront longs, son succès n’est point assuré ; d’ailleurs vous avez besoin de repos, Aristide.

— Vous oubliez Célestin, dit le docteur désolé. Ma clientèle devait être sa dot ; c’était une dot de roi.

— Eh bien ! il aura une dot de prince. Deux docteurs peuvent fort bien vivre à Saint-Léonard, sans se faire tort l’un à l’autre. Dans toute écurie, il y a litière pour deux chevaux. Le pays est bon, et Dieu sait que vous ne l’avez pas gâté.

— Adélaïde ! s’écria le docteur en se dressant de nouveau sur sa couche, vous ne comprenez rien à ce qui se passe ; vous ne voyez rien, vous ne prévoyez rien ! une pierre de votre maison se détache, et vous dites : — Ce n’est qu’une pierre qui tombe. — Une bardane croît dans votre jardin, et vous dites : — Ce n’est qu’une mauvaise herbe qui pousse. — Et moi, je vous dis que cette pierre qui se détache entraînera toutes les autres ; que cette mauvaise herbe qui pousse étouffera toutes les bonnes. Tout est perdu, et Célestin mourra sur la paille. Ah ! vous ne la connaissez pas, cette engeance de docteurs qui fourmillent, qui pullulent sur le pavé de Paris et qui finiront par dévorer la France. Ce sont des oiseaux de proie qui s’attirent les uns les autres. Quand l’un d’eux tombe sur un cadavre, tous arrivent pour le dépecer. Avant deux ans, vous verrez une