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proche, s’étaient enfin décidés à se lever, et tendant la main à M. Richomme qui se précipita pour la baiser, d’aussi bonne grace qu’eût pu faire l’ours de Berne en personne :

— Bonsoir, mon frère, dit-elle d’une voix moelleuse et vibrante.

Rien de plus ordinaire assurément que ces trois paroles : Bonsoir, mon frère, et pourtant jamais phrase de Rossini n’avait caressé plus délicieusement mon oreille. Je préfère les voix de contralto, et je me trouvais servi à souhait ; d’autre part, la mélancolique pâleur de la belle voyageuse satisfaisait complètement un de mes goûts les plus exclusifs ; enfin, quoique Mme Baretty eût des dents magnifiques, ainsi que j’avais pu l’entrevoir, elle n’avait pas encore ri depuis son entrée dans le salon : or, j’ai toujours sincèrement estimé les femmes qui ont de belles dents et qui rient peu. De ces différentes causes secondes, et surtout de la disposition aventureuse de mon cœur, il résulta que je me trouvai instantanément subjugué. J’avais juré, il est vrai, de succomber sans résistance, mais il faut avouer que cette promesse me fut plus facile à tenir que n’eût été l’engagement contraire.

Me voilà donc amoureux, ou du moins acheminé vers l’amour. Je lançai un coup d’œil à Maléchard, qui passait pour un connaisseur. J’étais bien aise de voir justifié par son suffrage le trouble agréable que je commençais de ressentir. À ma grande surprise, je pourrais dire à mon grand courroux, je l’aperçus déjà rassis à la table de whist, et mêlant gravement les cartes, sans accorder la moindre attention à l’objet de ma naissante flamme. Il me parut que pour un homme de trente ans c’était pousser un peu loin la passion du jeu, et je sentis baisser sensiblement dans mon esprit l’espèce de considération qu’en matière de galanterie j’avais accordée jusqu’alors à mon compagnon de voyage.

Après quelques complimens échangés avec les arrivans, les Suisses, ainsi que M. Richomme, suivirent l’exemple de Maléchard, et reprirent leur partie un instant interrompue. Les deux sœurs se placèrent l’une près de l’autre, sur une causeuse, et commencèrent à voix basse une conversation dont l’apparence confidentielle semblait me défendre d’y prendre part. Discrètement je m’éloignai, et, m’asseyant derrière la table de jeu, je profitai de mon isolement pour examiner à loisir un personnage que j’avais à peine regardé jusqu’à ce moment, quoiqu’il m’importât de le connaître à fond. M. Baretty, le mari féroce, était un homme de cinquante ans, trapu, ventru, alerte toutefois, et portant résolument son embonpoint. Ce physique convenait fort bien à un ancien capitaine de