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NOUVELLES LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE.

gonde fut saisie des cruelles angoisses de cœur que la nature fait souffrir aux mères, et, sous le poids de l’anxiété maternelle, quelque chose d’étrange se passa dans cette ame si brutalement égoïste. Elle eut des éclairs de conscience et des sentimens d’humanité ; il lui vint des pensées de remords, de pitié pour les souffrances d’autrui, de crainte des jugemens de Dieu. Le mal qu’elle avait fait ou conseillé jusque-là, surtout les sombres évènemens de cette année, le sang versé à Limoges, les misères de tout genre qu’avait produites par tout le royaume l’établissement des nouveaux tributs, se représentaient à elle, troublaient son imagination, et lui causaient un repentir mêlé d’effroi[1].

Agitée par ses craintes maternelles et par ce soudain retour sur elle-même, Frédégonde se trouvait un jour avec le roi dans la pièce du palais où leurs deux fils étaient couchés, en proie à l’accablement de la fièvre. Il y avait du feu dans l’âtre à cause des premiers froids de septembre et pour la préparation des breuvages qu’on administrait aux jeunes malades. Hilperik, silencieux, donnait peu de signes d’émotion ; la reine, au contraire, soupirant, promenant ses regards autour d’elle, et les fixant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ses enfans, montrait, par son attitude et ses gestes, la vivacité et le trouble des pensées qui l’obsédaient. Dans un pareil état de l’ame, il arrivait souvent aux femmes germaines de prendre la parole en vers improvisés ou dans un langage plus poétique et plus modulé que le simple discours. Soit qu’une passion véhémente les dominât, soit qu’elles voulussent, par un épanchement de cœur, diminuer le poids de quelque souffrance morale, elles recouraient d’instinct à cette manière plus solennelle d’exprimer leurs émotions et leurs sentimens de tout genre, la douleur, la joie, l’amour, la haine, l’indignation, le mépris[2]. Ce moment d’inspiration vint pour Frédégonde ;

  1. Ipsumque in discrimine mortis Fredegundis mater cernens, serò pœnitens… (Ibid.) — Tandem Fredegundis cujus toties dolor lacera torquebat præcordia, quoties semimortua natorum contemplabatur corpora, pristinæ feritatis oblita, humani induit compassionem animi. (Aimoini monachi floriac., de Gest. Franc., lib. III, cap. XXXI ; ibid., t. III, p. 82.)
  2. On en trouve une foule d’exemples dans les sagas, qui sont le monument le plus complet des anciennes mœurs germaniques. Les personnages de ces récits, hommes ou femmes, improvisent fréquemment ; l’improvisation des femmes est annoncée par ces formules : Tha kvad hun visu thessa, Hun svarar og kvad visu, Enn hun kvad visu (alors elle dit ces vers ; elle répondit et dit ces vers ; elle lui dit en vers, etc.). Voy. Saga af Ragnari Lodbrok, cap. IV, X, XVI ; Skioldunga saga,