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y a des dialogues formidables entre le pilote et l’Océan ; d’une part, l’humanité triomphante sur son vaisseau pavoisé ; de l’autre, les caps, les promontoires, les tempêtes, les élémens vaincus par l’industrie. N’est-ce pas là tout l’esprit de nos temps ? L’épopée qui les représente le mieux n’est pas celle du Tasse ; elle est trop romanesque. Ce n’est pas celle d’Arioste ; où sont parmi nous aujourd’hui la grace, la sérénité, le sourire de ce dernier des trouvères ? Ce n’est pas davantage celle de Dante ; le moyen-âge est déjà si loin de nous ! Mais le poème qui ouvre avec le XVIe siècle l’ère des temps modernes, est celui qui, en scellant l’alliance de l’Orient et de l’Occident, célèbre l’âge héroïque de l’industrie, poème non plus du pèlerin, mais du voyageur, surtout du commerçant, véritable odyssée au milieu des factoreries, des comptoirs naissans des Grandes-Indes et du berceau du commerce moderne, de même que l’Odyssée d’Homère est un voyage à travers les berceaux des petites sociétés militaires et artistes[1] de la Grèce.

Si du Portugal on passe en France, on voit d’abord que la correction du siècle de Louis XIV pouvait difficilement s’accommoder de l’inspiration de l’Asie. La poésie biblique n’eut même sur les imaginations de ce siècle qu’un empire contesté, et Sophocle y balança toujours David. C’est seulement vers la fin de sa vie que Racine tenta, dans Athalie, l’accord des formes grecque et hébraïque, en même temps que Richard Simon fondait la science de l’interprétation de l’ancien Testament. Plus tard, que pouvait-il y avoir de commun entre le génie railleur du XVIIIe siècle et le génie solennel de l’Orient ? Ce fut surtout pour déguiser leurs opinions les plus hardies, que les écrivains de cette époque se couvrirent quelquefois du manteau de l’Asie. Cependant le nom est prononcé : les esprits se dirigent de ce côté. Bientôt on abordera cette terre ; les esprits railleurs, précurseurs, vont pousser devant eux une autre génération qui prendra véritablement possession de ce sol par la science et par la pensée.

Quelques années après Anquetil Duperron, et comme pour servir de commentaire à cette science naissante, un second voyageur, qui devait produire dans les lettres une révolution analogue, Bernardin de Saint-Pierre errait presque sur les mêmes rivages. C’est avec lui que l’imagination, la poésie française, va, pour la première fois, recevoir un baptême nouveau parmi les flots du grand Océan. Avec lui, une ame nouvelle s’insinue dans le XVIIIe siècle. De son voyage

  1. « Ceux du royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de là. » (Montaigne.)