Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/1016

Cette page a été validée par deux contributeurs.
1012
REVUE DES DEUX MONDES.

l’exemple le plus frappant qu’on puisse citer pour montrer ce qu’il y a de fatal et de destructeur dans le tourbillon où le journalisme entraîne la plupart de nos écrivains. Ce mérite de hardiesse dans les conceptions et de force dans l’enchaînement des faits, qui rachetait chez lui les négligences innombrables du style, s’est presque entièrement effacé de ses œuvres. Celle que nous avons sous les yeux ne présente pas plus de vigueur dans le dessin que de finesse dans le coloris. M. Soulié doit y prendre garde : les excitations de la presse font passer le talent par les mêmes phases que celles où les excès précipitent le corps. On ne meurt point sur la brèche, comme on l’avait d’abord espéré ; il faut subir la maladie de langueur. Les cordes de la lyre, dirai-je pour me servir d’une expression un peu dithyrambique, mais qui rend bien ma pensée, les cordes de la lyre ne se brisent pas sur un son éclatant ; elles s’affaiblissent d’une façon graduelle, jusqu’à ce qu’elles cessent entièrement de se faire entendre. Quoique les Quatre Sœurs soient d’un genre tout différent de Mathilde, la même cause a produit les mêmes effets dans ces deux livres ; pour tout ce qui regarde la monotonie, la diffusion et la faiblesse, on peut adresser à M. Soulié les mêmes reproches qu’à M. Sue.

Parlons maintenant d’un écrivain dont le nom devrait nous entraîner bien loin des idées soulevées par M. Soulié. M. de Bernard était dans ses débuts, et par le style et par la conception de ses œuvres, en dehors de toutes les exagérations dont le goût public commençait à se lasser déjà. On ne trouvait en lui ni cet esprit fastidieux d’analyse qui poussait certains romanciers des régions de la métaphysique à celles de la médecine, ni ce besoin violent d’émotions qui transportait dans l’art cette puissance du glaive qu’on voudrait proscrire de la société. C’était un de ces hommes qui se rattachent à leur époque par des observations ingénieuses plutôt que par des enthousiasmes passionnés. M. de Bernard n’a pas une de ces natures qui se révoltent contre l’atmosphère au milieu de laquelle elles sont obligées de se développer. Il ne semble jamais éprouver cette nécessité qui s’impose constamment à quelques écrivains, de placer sur le théâtre plus élégant du passé les scènes que leur imagination enfante. Il est des poètes qui ne pourraient renoncer ni à l’habit de velours ni à la poudre, qui ne consentiraient pas à peindre un gentilhomme sans épée, un tabellion sans écritoire, une grande dame sans paniers. M. de Bernard, comme un de nos auteurs comiques dont on apprécie depuis long-temps la verve facile, sait aussi bien s’arranger des costumes de son siècle que de ses mœurs. Il peint ce qu’il a sous les yeux sans demander à l’art de faire subir aux objets des transformations magiques. Un banquier chez lui n’a pas plus le langage de Turcaret qu’il n’a sa volumineuse perruque et sa veste de drap d’or. Il est heureux qu’il y ait dans la littérature de semblables esprits, traitant sans dédain la société qui les a produits, et s’accommodant de ses défauts en sachant les décrire avec un enjouement railleur. Si, au milieu du XVIIIe siècle, Lesage eût rêvé paladins, et Marivaux courtisans de François Ier ou mignons d’Henri III, nous n’aurions pas les chefs-d’œuvre qui complètent