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sujet peuvent se faire une idée des Quatre Sœurs ; c’est de l’art de la même nature. Quatre sœurs dont l’une s’attache à un séducteur vulgaire, et dont les trois autres épousent des escrocs, voilà les personnages que M. Soulié met sous nos yeux pendant le cours de quatre volumes, je veux dire de trente ou quarante feuilletons. Il y a chez presque tous les lecteurs de justes répugnances pour cette initiation aux mystères honteux de la vie parisienne, dont M. de Balzac a fait un si grand abus. La curiosité qu’éveilleraient ces peintures de vices est un sentiment qu’il faut réprimer. Le sang vaut encore mieux que la fange ; il est moins dégradant pour un peuple d’applaudir à la mort vaillante d’un taureau qu’à d’immorales bouffonneries. Je préfère le temps où M. Soulié faisait retentir les planches du théâtre, dans ses drames sanglans, de la chute des corps mortellement frappés, à celui où il nous fait sonder, dans un roman d’analyse, mille plaies odieuses qu’on est heureux de n’avoir point vues. Le style des Quatre Sœurs est dans un parfait rapport avec le fond de l’ouvrage. M. Soulié, qui veut nous donner une idée de l’élégance d’une actrice, nous conduit dans un boudoir truffé de meubles. À chaque instant, ce sont des conversations qui vous feraient prendre la fuite si on venait les tenir à vos oreilles, des conversations comme celles que M. de Balzac aime tant à prolonger dans ses livres sur des roueries d’usurier ou d’agioteur. Quand le dialogue est honnête, c’est-à-dire quand M. Trucindor paraît, nous pouvons croire que nous assistons, dans une loge du Vaudeville, à quelques-unes de ces pièces qu’on crée pour le héros des Impressions de Voyage ou du Plastron.

M. Frédéric Soulié a dans l’imagination une force incontestable. Il peut tenir en main les fils de mille intrigues, qu’il noue et dénoue à sa volonté. Quelques-uns de ses romans présentent des complications prodigieuses, qui exigent de la part des lecteurs une attention fatigante, mais finissent quelquefois par produire sur les esprits une vive impression. Son influence ne peut pas s’exercer dans un monde littéraire, car, en littérature, l’influence ne s’exerce qu’avec le secours du style, et M. Soulié paraît ne s’être jamais préoccupé du style ; mais elle peut régner sur ce public trop nombreux qui cherche des émotions dans la vie imaginaire à défaut de celles que lui refuse la vie réelle. Chez lui, tout se revêt de ces formes matérielles et sensibles que les yeux de la foule distinguent de loin. Dans ses drames, l’action de la fatalité ou de la justice ne s’exerce pas d’une façon occulte comme dans les poèmes antiques, elle est représentée par des juges et par des gendarmes. Enfin c’est une de ces natures qui semblent appartenir à l’ordre physique plutôt qu’à l’ordre moral, un de ces talens qui occupent les appétits ardens et les curiosités avides auxquels les émotions de la cour d’assises ne suffisent pas. Long-temps M. Soulié s’en tint au moule du drame et du roman ; mais il vint à se présenter tout à coup un nouveau moyen de parler à la multitude et de répondre à ses besoins. On inventa l’action journalière de la fiction sur les masses ; M. Soulié dut embrasser une pareille innovation avec ferveur. Eh bien ! si robuste que fût son organisation, elle a succombé aux fatigues de la presse quotidienne. Il est