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contre plutôt des défaillances que des hardiesses. Cette expression dogmatique des gens de l’art : « Voilà une phrase qui n’est pas faite, voilà une page qui n’est pas écrite, » se présente sans cesse à l’esprit pendant cette longue lecture. Si M. Eugène Sue veut obtenir d’autres suffrages que ceux dont son dernier livre a été entouré, c’est en homme de lettres plutôt qu’en homme du monde qu’il doit se montrer l’ennemi de la trivialité. Toute la distinction possible dans les mœurs qu’on cherche à décrire n’empêche pas le style d’être commun. On parle dans les cercles les plus élégans un langage qui est aussi vulgaire pour l’écrivain que le langage des places publiques. C’est celui-là que M. Sue, dans sa précipitation, a trop souvent employé comme l’instrument qui était le plus à sa portée.

Mais en définitive, malgré les défauts inévitables d’un livre écrit à la hâte, la faiblesse du style, la diffusion, les longueurs, les affaissemens de toute espèce dans la charpente de l’ouvrage, il y a dans Mathilde des qualités éminentes et même, nous le maintenons, quelques parties entièrement louables. Nous ne pouvons pas en dire autant du roman de M. Soulié. Passer de Mathilde aux Quatre Sœurs, c’est quitter une longue suite d’appartemens dorés où l’on respirait à l’aise sous des voûtes hautes et spacieuses, pour s’enfermer sous le plafond écrasé d’un entresol. Les beaux meubles de Boule, les dressoirs antiques, les lits aux colonnes d’ébène, sont remplacés par la causeuse d’acajou et les fauteuils en velours d’Utrecht. La table de whist se change en table de loto. On n’est ni dans le monde élégant ni dans les dernières classes ; on se trouve dans une de ces innombrables sociétés que chaque quartier de Paris renferme, sociétés sans physionomie et sans cachet, dont la voix lamentable du piano célèbre les fêtes mornes et ternes. Ce n’est pas une bonne et franche bourgeoisie comme celle de quelques tableaux flamands et de quelques contes d’Hoffmann. Plût au ciel que nous fussions à la table de maître Martin le tonnelier, chantant le verre en main les joues fraîches de sa belle fille Rosa ! Non, c’est une bourgeoisie maussade, mesquine et mal à l’aise, connaissant toutes les misères et toutes les douleurs de la vanité. Encore, si on était au milieu d’honnêtes gens ! mais les personnages de M. Soulié n’ont même pas le mérite d’être probes. Ce ne sont pas non plus des fripons amusans et hardis comme ceux de Lesage, pleins de verve et d’entrain dans leur cynisme, avec la casaque galonnée et le chapeau fièrement placé sur l’oreille. Ce sont de tristes fripons du XIXe siècle, avec des habits noirs, des lunettes et des gants trop larges, ouvrant la bouche pour faire des dissertations sur la rente, ou dévoiler les secrets d’un journalisme de bas étage. Il n’y a pas même dans les entraînemens de la presse quotidienne et dans la précipitation qu’elle impose au travail des excuses suffisantes pour une pareille œuvre. Si l’on voulait trouver quelque chose qui eût de l’analogie avec ce déplorable roman, il faudrait toucher à une littérature qui ne doit point avoir de place dans cette Revue. Le héros de M. Frédéric Soulié s’appelle Félix Morland Trucindor. Ceux qui se souviennent de la gravure si populaire de la Famille du mauvais