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charmes et de prestiges, plus elle devra être une pure et brillante émanation de l’esprit, et c’est précisément cette condition que le romancier, transformé en improvisateur par la dévorante influence du feuilleton, devient moins apte à remplir. L’homme qui doit porter un jugement rapide sur les choses de la veille, prévoir celles du lendemain, s’associer aux émotions du jour, n’a que des excitations salutaires à puiser dans le mouvement hâtif de la presse quotidienne, dans les continuelles exigences de son impérieuse activité. Quand Fréron a la joue encore chaude des soufflets de Voltaire, il écrit sur l’Écossaise des pages presque sublimes ; quand la voix de Mme Catalani vibre encore aux oreilles de Geoffroy, malgré son austérité pédante, le vieux critique en rabat trouve presque de la grace pour la vanter. Mais, si Fielding avait écrit Tom Jones avec l’impatience fiévreuse de quelques romanciers d’aujourd’hui, aurions-nous maintenant la figure si consciencieusement tracée de M. Alworthy ? Aurions-nous le type charmant de Sophie Western ? Walter Scott, Fielding, ces hommes qui possédaient la puissance inestimable de créer, auraient-ils consenti d’ailleurs à briser leur talent pour satisfaire aux insatiables appétits de la foule ? N’auraient-ils pas craint de voir s’épanouir moins richement au milieu de l’atmosphère meurtrière du monde réel le beau monde de leur fantaisie ? Vit-on jamais ces charmantes héroïnes qui sont sorties du feuillage d’un bosquet, comme la Julie de Rousseau, ou des vapeurs d’un lac, comme les blanches filles de Walter Scott, promener leurs robes traînantes dans cette arène, ou plutôt, pour employer l’expression d’un éminent critique, sur ce poudreux boulevart de la littérature qu’on appelle la presse quotidienne ? Nous savons que, parmi les héros meurtris du feuilleton, il n’est pas d’écrivains de la taille de Scott ou de Rousseau, et que la triste influence de l’improvisation journalière les empêcherait d’arriver à cette hauteur, si des facultés pareilles leur donnaient le droit d’y prétendre ; mais doit-on voir sans regret des talens recommandables s’aventurer dans cette voie funeste ? Ici-bas, comme disent les bonnes gens, toute chose a son lieu. Laissez le tapis du bohémien sur la place publique, et le fauteuil du conteur au coin de la cheminée.

Pourtant, si l’histoire n’y perdait pas, peu importerait, nous le répétons, qu’elle fût débitée auprès du foyer ou en plein vent ; ce que nous déplorons, c’est que l’histoire se ressente de l’endroit où elle est racontée. Un matin, on commence témérairement un récit dont la durée doit être aussi longue que celle d’un ministère ou d’une session ; on croit de la vie et de la santé pour long-temps aux personnages qu’on met au monde : malheureusement les êtres imaginaires sont soumis comme les êtres réels à des infirmités sans nombre. Dès le lendemain, le héros devient radoteur, et l’héroïne tombe en défaillance. Le romancier avait entrepris une traversée de plusieurs mois avec des provisions pour quelques heures ; il avait des décorations pour son théâtre, des costumes pour ses acteurs ; il n’avait oublié que la pièce, ou plutôt il avait espéré qu’elle se ferait toute seule ; et ce qu’il y a de malheureux, c’est qu’effectivement elle se fait ! Elle se fait à la façon de ces proverbes qu’on impro-