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Les troupes russes défilèrent devant lui dans un ordre magnifique ; l’artillerie fit entendre à ses oreilles étonnées un bruit qui lui rappela les effrayans orages de son pays. Un feu d’artifice enfin lui donna la plus haute idée de ses alliés, « assez puissans pour ravir au ciel ses myriades d’étoiles et son soleil. » L’imagination vivement frappée de tout ce qu’il avait vu, Aboulkaïr s’avança vers Tatischef et lui dit : « Sa majesté l’impératrice de Russie surpasse tous les autres souverains, de même que le soleil dans les cieux éclipse les autres astres. Quoique l’éloignement ne permette pas de la voir, cependant je sens sa grace dans le fond de mon cœur, et vous, seigneur et illustre chef, je vous considère comme la lune, éclairée de la lumière de sa majesté. C’est pourquoi je vous déclare ma soumission à elle et mon obéissance comme son fidèle sujet. Je vous félicite des victoires remportées sur l’ennemi, et vous souhaite des succès pour l’avenir. Je me mets moi-même, ma famille et mes hordes, sous la défense et la protection de sa majesté, comme sous l’aile d’un aigle puissant, promettant de ma part une soumission éternelle. Et vous, seigneur général et mon ami, je vous complimente sur votre arrivée ici ; je confie à votre amitié moi et mes proches, et je vous assure ici d’une amitié réciproque de ma part[1]. » Tatischef répondit au khan et lui remit un sabre qu’Aboulkaïr jura de ne tirer que contre les ennemis des Russes. Cette entrevue n’eut pas de résultats immédiats. Un peuple nomade ne se croit jamais engagé par la parole de son chef. Un grand nombre de petites tribus continuèrent de vivre comme par le passé, et plusieurs caravanes dirigées vers Turkhestan n’arrivèrent point à leur destination. Aboulkaïr lui-même, malgré ses sermens, n’était point dévoué à la Russie ; son but unique était l’accroissement de son pouvoir. Ainsi, pendant qu’il ordonnait en secret d’attaquer les ingénieurs chargés de fortifier les rives de l’Oural, il fomentait dans le sein de la horde des insurrections partielles qu’il réprimait aussitôt, pour se faire, aux yeux des Russes, un mérite de sa fidélité et de sa force.

Ce jeu double ne mit pas en défaut la grande habileté du nouveau gouverneur Néplouief ; sa conduite fut tout entière marquée au coin d’une politique prudente et ferme. Envoyer une armée russe dans les steppes, c’eût été l’exposer à des dangers certains, à des pertes énormes, que les succès les plus complets n’auraient point compensés. Néplouief se garda bien d’accorder à Aboulkaïr l’honneur

  1. Traduction de MM. de Pigny et Charrière.