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corps de Mlle de La Charnaye. M. de Vendœuvre troublé ne répondit pas. — Mon fils ? dites, Vendœuvre, mon fils ? — Tout à coup Mlle de La Charnaye se précipita dans les bras de M. de Vendœuvre avec un regard suppliant où s’étaient concentrées toutes les puissances de son ame. M. de Vendœuvre pensa qu’elle voulait lui faire entendre que le marquis ignorait la mort de Gaston et qu’il ne fallait pas le désabuser. — Il n’est point avec nous, dit-il en baissant la tête. — J’en étais sûr, dit le marquis, il n’aura pas voulu quitter l’armée ; mais vous-même, au nom du ciel, ce n’est pas que je vous reproche de me procurer le plaisir de vous voir, mais dans quel moment quittez-vous l’armée ? Le roi délivré, la reine à votre tête, la convention abattue, le fédéralisme qui vous seconde !…

M. de Vendœuvre, qui tournait le dos à Mlle de La Charnaye, la regarda avec étonnement. Elle était comme étourdie, son sang s’était figé dans ses veines ; elle jeta une main sur le bras de M. de Vendœuvre, et porta l’autre à sa bouche comme pour le réduire, au silence. — Qu’en dites-vous, Vendœuvre ? reprit le marquis ; voilà le malheur d’une telle guerre, il n’y a point d’autorité. Où est le fruit de votre campagne ? À quoi vous servent ces immortelles six semaines du succès, et votre victoire de Mortagne, et celle de Chollet ? car j’ai tout su ici, mon fils m’adresse assez régulièrement le récit des opérations. Je gage qu’on s’amuse à canonner des bicoques. J’avais envoyé mes observations là-dessus, il paraît qu’on n’en tient pas compte. On peut bien le dire à nos chefs : vous savez vaincre, Annibal, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. Enfin où en est-on, Vendœuvre ? je vous coupe la parole : que compte-t-on faire du jeune roi ?…

M. de Vendœuvre crut qu’il avait perdu l’esprit et ne pouvait dire une parole. Mlle de La Charnaye s’était laissée tomber sur son siége, ne voyant plus, n’entendant rien, toute préparée à l’horrible explosion qui allait suivre, et ne faisant rien pour la prévenir. Il était clair, pour M. de Vendœuvre que le marquis ne savait point la mort de son fils et qu’il y avait dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire. — De grace, mon ami, reprit le marquis, où en est-on ? Que fait mon fils ? Où avez-vous laissé l’armée ? — M. de Vendœuvre le regarda fixement, lui prit la main, et se pencha comme pour lui répondre. Ces dernières questions avaient frappé Mlle de La Charnaye et l’avaient tirée de sa torpeur. Elle remarqua le mouvement de M. de Vendœuvre, se ranima par le désespoir ; vit comme un éclair que tout n’était pas désespéré, et par un élan suprême renversa son métier à broder avec fracas. M. de Vendœuvre se retourna au bruit, et