Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/910

Cette page a été validée par deux contributeurs.
906
REVUE DES DEUX MONDES.

tigone de ce pauvre aveugle, et se promit de ne le plus quitter tant qu’il vivrait.

Elle s’appliqua d’abord à l’empêcher de sentir son malheur, prévenant ses besoins, devinant ses désirs dans le moindre geste, partageant ses souffrances et le faisant, pour ainsi dire, voir par ses yeux. Elle lui dérobait la longueur des journées par des occupations qu’elle variait avec un art infini, tantôt par des lectures, tantôt lui jouant de vieux airs sur le clavecin. Ce fut elle qui l’accoutuma à marcher quand il put se lever, et qui lui fit faire ses premières promenades dans le jardin au soleil du printemps, au point qu’il ne pouvait souffrir d’autres soins et ne se croyait plus en sûreté avec les domestiques.

Gaston avait organisé un service de messagers qui se transmettaient ses lettres de paroisse en paroisse, ou même, quand les communications étaient assurées, il envoyait un de ses gens, et tenait ainsi régulièrement le pays et le château au courant des opérations de la guerre. Mlle de La Charnaye lisait tout haut ces lettres qu’on recevait avec joie, mais qui ravivaient toutes les plaies du marquis. Le récit des mouvemens de l’armée, les inquiétudes du vieillard, son exaltation, son impuissance enfin, et cette infirmité qui enchaînait pour jamais un corps vigoureux, le rejetaient en ses premiers accès. Son caractère changea. Cet homme si froid, si grave, si sévèrement tranquille, devint grondeur, irritable, violent. Il s’emportait sans ménagement contre ses gens et même contre sa fille. Mlle de La Charnaye, la première fois, le regarda avec épouvante, comme si elle eût douté que son père fût le même homme ; mais elle s’expliquait si bien ce changement, elle était si ingénieuse à le justifier, elle se représentait si bien les chagrins du marquis et tout ce que son mal devait lui faire souffrir, qu’elle le considérait en silence et se mettait à pleurer sans avoir seulement le courage de l’apaiser. Souvent le marquis s’arrêtait lui-même, sa voix faiblissait tout à coup, il passait la main sur son visage, et poussant un soupir : « Ah ! ma pauvre enfant, pardonnez-moi, ce n’est plus votre père qui vous parle, c’est un homme que la douleur égare ; mon Dieu ! mon Dieu ! donnez-moi la patience. Vous êtes un ange, ma fille. » — Il la pressait sur son cœur, tandis qu’elle s’efforçait de l’excuser, et rejetait son humeur sur quelque juste motif qu’elle prétendait lui avoir donné par sa négligence.

On comprend surtout quelle influence devaient exercer sur lui les nouvelles, bonnes ou mauvaises, de l’armée. Si la paroisse avait eu quelque échec, s’il était mort quelque brave homme du pays, le mar-