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remarques importantes dont nous pouvons, par notre propre expérience, constater la justesse. Tout ce qu’il dit de la nature active, entreprenante, infatigable des Russes, n’est point exagéré. Nous avons vu, dans les mers du Nord, les Russes s’aventurer à travers les parages les plus périlleux, avec de misérables bâtimens, pour aller d’île en île échanger des sacs de farine contre du poisson. Pas un marchand norvégien ne peut tromper leur finesse, et pas un pêcheur de Finmark n’ira jeter ses filets sur les côtes où ils ont jeté les leurs, car ils sont aussi habiles pêcheurs qu’intrépides marins.

Ce que M. Kohl rapporte des mesures de ménagement et de temporisation que l’administration russe emploie pour gagner peu à peu l’esprit des provinces nouvellement conquises, nous l’avons observé en Finlande, où, dans l’espace de trente ans, cette administration adroite et patiente, généreuse selon les circonstances, libérale même s’il le faut, est parvenue à attacher irrévocablement à la Russie une contrée qui se glorifiait de s’appeler la sœur de la Suède.

Quant aux progrès des Russes sur les bords de la mer Baltique et de la mer Noire, M. Kohl, en les racontant, développe seulement un fait que tout le monde connaît. Oui, les Russes grandissent et se fortifient de toutes parts. Ni la rigueur du climat, ni l’aridité du sol, ni les luttes à main armée, ni les essais long-temps infructueux, rien ne les arrête. Au nord comme au sud, dans les glaces de la Nouvelle-Zemble comme sous le ciel ardent du Caucase, partout où il y a un coin de terre à prendre, ils sont prêts à s’en emparer. Depuis qu’ils ont commencé à se mettre en mouvement, à essayer leurs forces hors de leurs premières limites, ils ont à chaque siècle étendu d’un côté ou de l’autre leur domination. Au XVIe siècle, ils s’emparent de Kasan, d’Astrakan ; au XVIIe, ils s’avancent dans la Sibérie ; au XVIIIe, ils font des conquêtes sur les bords de la Baltique et en Perse, dans la Turquie et dans la Pologne ; au XIXe, nous les avons vus pénétrer de nouveau en Perse et en Turquie, subjuguer la Pologne, la Finlande, la Moldavie. Au XVe siècle, sous le règne du czar Ivan III, la Russie proprement dite ne renfermait pas plus de six millions d’habitans ; au XVIIIe siècle, à la mort de Pierre Ier, elle en avait déjà vingt millions ; aujourd’hui la population de l’empire russe s’élève à soixante millions d’ames. Combien de temps durera cette incessante progression ? quel est le grain de sable qui arrêtera cet océan d’hommes ?


X. Marmier.