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leurs fêtes, dans leur intérieur, dans leurs voyages, un luxe dont on ne lit pas sans surprise la description dans les vieilles chroniques. Subjuguée d’abord par la Pologne, puis par la Suède, Riga appartient, depuis l’année 1710, à la Russie, et depuis ce temps sa prospérité n’a fait que s’accroître. Treize à quinze cents bâtimens arrivent chaque année dans son port ; son commerce consiste surtout en bois et en chanvre ; on value à 50 millions de roubles le produit annuel de ses exportations.

La ville renferme à peu près trente mille habitans, la plupart Allemands, mais il y a dans les faubourgs une population de vingt mille ames, presque entièrement russe, qui entoure la cité, qui se répand de côté et d’autre, s’établit çà et là et acquiert chaque jour plus d’importance. C’est en petit l’image frappante des envahissemens successifs, des conquêtes de l’empire russe, au nord et au sud, au sein de toutes les contrées qui l’avoisinent. Les vieux bourgeois de Riga luttent de leur mieux contre ce voisinage ambitieux. Ils invoquent leurs droits de maîtrise, leurs priviléges héréditaires ; ils défendent le terrain pied à pied ; mais ils ont beau faire, ils ne parviennent même pas à contenir dans les faubourgs l’inquiète colonie qui les obsède ; elle pénètre dans l’intérieur de la cité, elle s’installe sur le port et à la bourse.

Il existe déjà à Riga un grand nombre de marchands russes ; ces marchands sont en grande partie des serfs qui se sont enrichis par leur étonnante industrie. Il y a parmi eux plus d’un millionnaire qui, en arrivant dans la ville, n’avait pour toute fortune qu’une main habile et un esprit adroit. On ne se figure pas tout ce qu’un Russe intelligent peut faire, même sous le joug de l’esclavage. Il y en a qui vivent là comme des princes ; mais sur leurs portes on lit cette fatale inscription : « Pierre, fils de Paul, serf du comte de N… » Et chaque jour ce signe de servage frappe leurs regards, et chaque jour ils doivent trembler que leur maître ne les force à quitter leurs palais splendides pour retourner à leurs labeurs d’esclaves. Tous font de grands efforts pour obtenir leur liberté ; rarement ils y parviennent. Les grands seigneurs ont pour principe de ne point accepter le rachat du servage. Ils disent à leurs paysans : « Allez où vous voudrez, gagnez ce que vous pourrez, vous resterez serfs, et vous nous enverrez chaque année votre tribut. » Ils sont fiers, du reste, de compter de riches négocians parmi leurs esclaves, et de penser qu’ils pourraient d’un seul mot changer la destinée brillante de ces hommes qui, au sortir de leur pauvre habitation, ont si bien suivi le char de la fortune. Quelquefois ces serfs emploient la ruse pour mettre leur fortune en sûreté ou pour se faire affranchir. On raconte à ce sujet une histoire assez curieuse. Un riche marchand de Riga avait en vain tout essayé pour obtenir sa liberté. Offres d’argent, instances, prières, rien n’avait pu faire fléchir l’obstination de celui dont il dépendait. Ne sachant pas à quel moyen recourir, il avisa un gentilhomme passionné pour le jeu, et déjà à demi ruiné et endetté. Il va le trouver et lui dit : Voici de l’argent, je vous en donnerai tant qu’il vous en faudra, à la condition que vous jouerez avec mon maître jusqu’à ce que vous lui gagniez le domaine auquel j’appartiens comme serf, et alors je ne vous