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WILBERFORCE, ROMILLY ET DUDLEY.

mesurer ce colosse étrange qui ne vivait que de suppositions et de fraudes, qui empruntait tous ses ouvrages et pillait toute sa gloire.

Mirabeau invente des histoires pour se mettre en scène ; il fait mille contes, il parle tour à tour en style d’Artaban ou de Saint-Preux, il imagine des romans. On ne le croit pas, on ne l’estime pas, et ce qui lui manque avant tout, c’est la vérité ; mais il passe comme une trombe, il possède une éloquence naturelle et immense ; il brise tout, il emporte tout sur sa route. Dès qu’il veut prouver ou affirmer un fait, ou soutenir un argument, rien ne l’épouvante ; il fabrique, il ment, il ne néglige rien ; en voici un exemple singulier.

Gibbon se trouvait à Lausanne fort tranquille en février et en mars 1785. C’est là un fait avéré de mille manières, prouvé, incontestable, et dont personne ne peut douter. Mirabeau, alors à Londres et connaissant Romilly, vient de lire les œuvres de Gibbon, et veut exprimer son opinion critique sur cet historien. Ne pensez pas qu’il lui suffise, comme à tout le monde, de dire ce qu’il pense et de disserter. Non, il se met en scène, il suppose que Gibbon est à Londres, qu’il a dîné avec lui, qu’il a causé avec lui, et il écrit là-dessus à Romilly une lettre dans laquelle il pose comme une réaction cette comédie fantastique, se plaçant en attitude théâtrale vis-à-vis du pauvre Gibbon ; lettre tellement vraie en apparence, et d’un ton si dramatique dans sa fiction, que Romilly, qui avait des nouvelles certaines de Gibbon et de sa vie à Lausanne, ne sut absolument que faire d’un mensonge à la fois si grossier, si brutal et si peu utile. Voici la lettre :


Londres, 15 mars.

« Vous saurez, mon ami, que je suis devenu si philosophe, si sage, si insouciant, qu’une conversion si prompte, si complète, est un vrai phénomène. Vous saurez donc que j’ai entendu hier M. Gibbon parler, comme un des plus plats coquins qui existent, sur la situation politique de l’Europe, et que je n’ai pas dit un mot, quoique dès la première phrase de M. Gibbon, sa morgue et son air insolent m’eussent infiniment repoussé. Vous saurez que, pressé par votre candide ami le marquis de Lansdowne de dire mon avis, je me suis contenté de proférer ce peu de mots : — Je n’entends rien à la politique, et surtout rien à celle de M. Gibbon ; mais je crois que je puis assez bien deviner les motifs des écrivains politiques, parce que, so-