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WILBERFORCE, ROMILLY ET DUDLEY.

estime, comme nous tous, et n’avait ni répugnance ni penchant pour Greenway. Quant à lui, naturellement réservé jusqu’à la froideur, il n’avait laissé deviner à personne, pas même à ma sœur, le sentiment qu’elle lui avait inspiré. Un jour seulement que mon père, ma mère, ma sœur et moi, nous allions visiter sa nouvelle demeure, mon père l’ayant félicité de l’air d’aisance et de bien-être qui régnait dans cette maison, Greenway s’écria : « Il ne manque ici qu’une maîtresse. » Puis il se tut. Il croyait en avoir assez dit, et il rentra dans son fatal silence. » Témoin du bon accueil fait à Roget dans la famille et de ses progrès dans la confiance du père, Greenway eut le courage d’épier le premier éveil du sentiment sympathique inspiré par Roget à la jeune fille ; il en suivit le développement progressif, il en contempla la marche et les nuances, comme si cette douloureuse étude eût été l’unique soin de sa vie. Il ne quittait guère les amans et voyait de près cette affection naissante se changer en attachement vif, puis en passion impétueuse. Il assista au mariage, toujours silencieux, réservé, impassible ; « pas un de nous, dit Romilly, n’avait pénétré le secret de cette tristesse qui le dévorait depuis long-temps, et il l’aurait emporté avec lui dans la tombe sans un hasard singulier qui le trahit. Plusieurs jours après le mariage, Greenway, mon frère et moi, nous allâmes dîner chez un ami dont l’excellent vin fut mis à contribution sans réserve, mais sans que les trois convives et leur hôte eussent compromis leur raison. Greenway n’avait pas bu plus de vin que nous, il n’était pas ivre, son cerveau n’était pas troublé, ni sa prononciation embarrassée ; mais les émotions qu’il avait long-temps dévorées, se trouvant tout à coup enflammées et exaltées, éclatèrent de la façon la plus violente et la plus inattendue. Tout en marchant à côté de nous, il commença par se plaindre en termes vagues de sa misère, de son désespoir ; puis, forcé de s’arrêter, il tomba sur les marches d’une maison. Là, ne pouvant plus se contenir, et d’une voix qui fendait l’ame, il exprima enfin la cause et l’étendue de sa peine, et finit par s’écrier d’un ton prophétique : « Jamais, jamais je ne saurai ce que c’est que le bonheur ! » Il avait dit vrai. En vain essaya-t-il de se distraire en prenant du service dans la milice d’Oxford, puis en voyageant sur le continent. Après avoir erré de ville en ville, sans que le changement de lieux dissipât un instant sa profonde tristesse, il sentit ses forces physiques décroître avec ses forces morales. Un jour, je reçus une lettre du graveur Byrne, son compagnon de route, qui m’apprit qu’il était mourant dans une auberge de Calais. Je partis en toute