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l’Allemagne. Cette fois le sentiment que nous nous plaisions à reconnaître plus haut manque tout-à-fait, et, si l’esprit n’est pas compris, en revanche la lettre ne l’est guère mieux. Le mysticisme de la poésie allemande, le vague, la rêverie indéfinissable d’une imagination que le symbole enveloppe presque toujours, ne pouvaient en aucune façon convenir à ce talent précieux, frivole, naturellement enclin au concetto. Bien plus, ces qualités de narration, de coloris, d’entrain, de verve dramatique si l’on veut, qui, dans le Romancero, avaient aidé merveilleusement M. Émile Deschamps, devenaient ici de véritables obstacles à son succès. De ce qu’on entre plus ou moins dans le sens de Calderon et de Lope de Vega, il ne s’ensuit pas qu’on doive nécessairement comprendre Goethe ou Schiller. Il y a loin des romances du Cid à la fantaisie humoristique d’un Hoffmann ou d’un Jean-Paul ; vouloir reproduire à soi tout seul le génie des littératures, vouloir donner, ainsi que M. Émile Deschamps nous le dit lui-même dans son avant-propos, un specimen des différentes langues de l’Europe ; fixer quelques traits de la physionomie de chaque muse, depuis le portugais de Camoëns et l’anglais de Shakespeare jusqu’au turc de Reschid-Pacha, c’est une tâche impossible et qui dégénère à la longue en enfantillage. On ne s’assimile pas ainsi l’une après l’autre toutes les littératures de l’univers, heureux lorsqu’à force d’étude on parvient à s’identifier avec une, assez pour en réfléchir par momens quelque individualité. Voilà ce que M. Émile Deschamps aurait dû comprendre, car nous aurions alors quelque étude achevée et sérieuse à la place des mille fragmens incohérens dont se compose son livre. Un homme n’est pas une encyclopédie. Cette fureur de vouloir rayonner sur tous les points entraîne aujourd’hui les plus nobles intelligences. Il en est de la poésie d’un peuple comme de son atmosphère, qui convient aux uns et point aux autres. Si votre nature s’acclimate aux régions méridionales, c’est une raison pour que vous évitiez les vapeurs du nord et les nuages. La traduction de la Cloche de Schiller manque de mouvement et de vie ; on ne respire rien dans cette pâle copie, rien de la chaleur généreuse, de l’énergique animation qui déborde de l’original, rien de cet élément tumultueux qui fait le fonds de tous les dithyrambes de Schiller ; et cela vient, je crois, de la forme adoptée par M. Émile Deschamps, qui s’est imaginé de traduire en alexandrins français le vers libre du poète allemand, ce vers sonore, nerveux, malléable, puissant, qui se prête si bien aux effets d’imitation calculés avec tant d’art, ce vers à la fois impétueux, fluide, incandescent, métal qui bout, éclair qui