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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

reculerait peut-être aujourd’hui son indifférence bénévole, ou bien encore que le ton de cette boutade révolutionnaire lui aura semblé un peu vert pour les poésies qui devaient suivre. Quoi qu’il en soit, le livre perd à l’absence de la préface, complément indispensable aux œuvres du lyrique de la restauration. Dans un avant-propos de quelques pages, M. Émile Deschamps prend soin d’expliquer l’ordre de son volume, invoque l’indulgence du lecteur pour quelques pièces qui pourront paraître surannées pour la forme comme pour le fonds, et se recommande du suffrage de l’illustre Goethe. Quant à cette dernière recommandation, on nous permettra de nous étonner qu’un homme d’esprit tel que M. Émile Deschamps, qu’un observateur si malicieux et d’une si piquante moquerie ait pu tirer quelque vanité d’une attestation pareille et le dire tout haut. M. Émile Deschamps sait aussi bien que nous ce que valent ces paroles de cour, ces fastueux éloges, qu’une bienveillance impassible, et qui s’obstine à ne jamais vouloir s’informer de rien, inspire de tout temps aux rois de la pensée. Voltaire chez nous, Goethe en Allemagne, ont poussé plus d’une fois jusqu’au scandale ces formules effrontées. Un jeune poète traduit la Fiancée de Corinthe et l’envoie à l’illustre Goethe, qui de son côté trouve la traduction admirable, et s’engage à partager toutes les opinions du jeune poète dans le présent comme dans l’avenir. Vous rendez un hommage, il vous revient un compliment ; quoi de plus naturel ? Ce qui gâte un peu la chose, c’est que l’illustre Goethe en écrivait autant à quiconque s’adressait à lui, et, sans prendre la peine de distinguer le talent généreux et modeste de la sottise infatuée, l’œuvre du travail et de l’intelligence de la spéculation industrielle, confondait dans ses réponses M. Émile Deschamps et M. de Saur, M. Eugène Delacroix et M. de Saint-Geniez. M. Émile Deschamps adresse quelque part une pièce à M. de Mitialew, qui a traduit ses poésies en russe. C’était là une excellente pierre de touche, et le traducteur de la Fiancée de Corinthe, traduit à son tour, n’avait qu’à regarder en lui-même pour se convaincre du plus ou moins de vérité des paroles de Goethe. En pareille occasion, l’élan de notre amour-propre nous emporte ; à défaut de la vanité, la politesse exige qu’on réplique par un compliment, et l’homme qui traduit nos poésies, même en russe, a toujours du génie. C’est là une vérité passée à l’état d’aphorisme chez les poètes. Pour en revenir à ces brevets d’immortalité, on les décerne de notre temps avec moins de réflexion et de mesure que jamais ; et, sans sortir du livre qui nous occupe, nous n’aurions qu’à prendre au hasard pour citer des exemples.