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PHILOSOPHES ET PUBLICISTES MODERNES.

lutionnaires et philosophiques étaient-elles jugées par ces proscrits ? Quelque modération, quelque injustice qu’on leur suppose, à mesure que les années apportaient de nouvelles injures, leur conversion ne devenait-elle pas plus difficile par la force même des choses ? Quand M. de Bonald, avec ses deux fils, rentrait à pied, sous le nom de Saint-Séverin, dans sa patrie ; quand il se cachait à Paris pour éviter la proscription, pouvait-il avoir toute la liberté de son jugement, pouvait-il apprécier en philosophe impartial les principes de ses ennemis ? Qui peut dire l’influence de tant de provocations sur l’ame la plus chrétienne ? N’y eut-il pas en France, au retour de tous ces exilés, comme un débordement de la haine amassée depuis vingt ans ? Il était un des leurs, un de leurs grands hommes. Et qui ne sait qu’une opinion générale est subie en partie même par ceux qui concourent à la former et à la diriger ? En présence de cette grande proclamation d’indépendance dans le camp ennemi, de cette grande révolte contre toute autorité, M. de Bonald ne sentait que l’insatiable besoin de reconstituer et de dompter. L’autorité, l’unité, c’était son premier besoin, son sentiment autant que sa conviction, à la fois le principe et la conséquence de sa philosophie. Qu’il ouvre son esprit aux doctrines libérales, lui qu’elles avaient frappé, qu’il se sépare des siens, de ses intérêts de caste et de famille, de ses croyances religieuses, des principes de l’éducation qu’il avait reçue, autant demander, suivant l’énergique expression d’un grand philosophe, qu’il arrache sa vie de ses entrailles et qu’il la jette loin de lui. Ainsi aveuglé par les évènemens, il a cru qu’il n’arrivait aux conséquences fatales de ses théories qu’en obéissant rigoureusement à ses principes, tandis que ses principes n’étaient au contraire que des moyens de satisfaire et de légitimer ses sentimens. De là la facilité avec laquelle il les a admis, de là l’obstination avec laquelle il les a conservés. Il s’était si bien identifié avec ses croyances, qu’il ne soupçonnait pas même ce qu’elles pouvaient avoir d’odieux. Quand il parle de l’affranchissement des noirs, il l’appelle la plus abominable mesure : abominable en effet, puisqu’elle mettait le droit d’être libre au-dessus du droit de posséder ! Dans des conditions pareilles, un esprit pénétrant, un cœur pur, ne suffisent pas pour nous préserver de l’erreur.

Quelle aurait été la douleur de M. de Bonald, si on l’avait convaincu de la vanité de ses théories ? Convaincre un philosophe de la fausseté de l’idée qui l’a fait vivre est sans doute un miracle plus difficile que l’invention même du langage. Mais quel désastre, si ce