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PHILOSOPHES ET PUBLICISTES MODERNES.

a pas d’athées, et cette proposition, comme corollaire d’une démonstration de l’existence de Dieu, est un des plus grands sujets d’étonnement que puissent donner les philosophes de cette école. M. de Bonald démontre, par des raisonnemens à priori et par les voyages, qu’on ne peut avoir l’idée de Dieu sans croire à Dieu, et que tous les peuples ont cette idée, pourvu qu’ils aient des idées, c’est-à-dire, pourvu qu’ils parlent ; et il fait si bien, que toute la théorie se trouve engagée sur cette question particulière, et que l’existence de Dieu deviendra douteuse, si la langue de quelque peuplade sauvage ne renferme pas un nom pour désigner Dieu. C’est avec la même témérité qu’il a exalté les conséquences imaginaires de la théorie du langage, au point que, suivant lui, tout sera détruit si elle est détruite. Si on résiste aux prétendues preuves qu’il a accumulées, et qu’on persiste à croire que l’homme a pu inventer le langage, si même on ne s’est laissé séduire qu’à moitié par sa démonstration, si on doute, on est perdu ; on est condamné à un scepticisme universel. Religion, philosophie morale, politique, il a tout mis au hasard de sa théorie. « Si la parole est d’invention humaine, dit-il dans la Législation primitive[1], il n’y a plus de vérités nécessaires, puisque toutes les vérités nécessaire ou générales ne nous sont connues que par la parole… Il n’y a plus de vérités géométriques…, plus de vérités arithmétiques, morales, historiques… » Il dit dans un autre passage : « Toute la dispute entre les théistes et les athées est dans la question du langage. Je le dis aux amis et aux ennemis. »

M. de Bonald se trompe, et la question du langage n’a d’importance philosophique que par son rapport à la question de l’origine des idées. Peut-être même se trompe-t-il encore quant à l’influence que sa théorie du langage a exercée sur sa propre doctrine philosophique. Si jamais homme fut profondément convaincu de la vérité de son système, assurément c’est M. de Bonald ; et le moyen d’en douter ? Quand nous ne connaîtrions pas l’intégrité de son caractère, il a subi l’épreuve la plus infaillible où puisse être mis un philosophe ; il a eu à appliquer les conséquences de ses théories, et il l’a fait sans sourciller, avec une persistance qui ne pourrait passer que pour de la cruauté, si elle n’avait évidemment sa source dans le fanatisme de la fidélité à ses propres principes. Quelle était la source de ce fanatisme ? N’avait-il pas d’autre origine que des démonstrations philosophiques, et M. de Bonald s’était-il à ce point

  1. Tome Ier, p. 56.