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cette grande question ; pour M. de Bonald et pour M. de Maistre, il n’est pas même permis de douter, et on en peut voir les raisons sans réplique dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que les savans comparent tant qu’ils voudront les races nègres et les races blanches ; que les philologues s’enfoncent dans les origines des langues et se perdent dans ce dédale, tout cela tombe devant la triomphante linguistique de M. de Maistre, et la question est tranchée à jamais par quelques bizarres étymologies qu’il nous jette dédaigneusement du haut de son érudition incomparable. Quant à cette prétention de M. de Bonald, que, si Dieu a créé l’homme, il l’a créé parlant, et que la bonté de Dieu y est intéressée, il est clair qu’elle provient d’une idée fausse sur la nature de la Providence divine. On peut admettre la supériorité de la civilisation, en même temps que l’antériorité de la barbarie ; on peut croire que l’homme est fait pour la société, et reconnaître, malgré cela, que les premiers habitans de la terre étaient sauvages, Dieu qui permet les pestes et la guerre et les siècles de barbarie ; Dieu qui laisse subsister dans trois parties du monde des millions de sauvages, n’a-t-il pas pu permettre au commencement ce qu’il permet encore aujourd’hui ? Nous sommes prêt à confesser de tout notre cœur que la société et la civilisation sont dans l’ordre des desseins de la Providence, mais il ne s’ensuit nullement que l’état sauvage n’a jamais pu exister, puisqu’il existe ?

M. de Bonald veut contraindre ses adversaires à choisir entre la révélation immédiate du langage et la génération spontanée. Il remue tout cet arsenal de la polémique du XVIIIe siècle, les expériences de Needham, les sauvages de l’Aveyron, l’intelligence des orang-outangs. Grace au progrès des méthodes, toutes ces machines, qui ont long-temps encombré la philosophie, ne nous sont plus connues que par les plaisanteries de Voltaire, et la question même de l’invention surnaturelle du langage, qui a dû toute son importance à l’habileté de ses défenseurs, n’est plus agitée que dans quelques écrits obscurs, et n’obtient plus aujourd’hui les honneurs d’une réfutation en règle.

Du reste, M. de Bonald ne se borne pas, comme on le croit assez généralement, à nous refuser l’invention du langage ; il va jusqu’à soutenir que l’écriture elle-même a dû être révélée : ceci est un véritable luxe. « Il est, dit-il, physiquement et moralement impossible que l’homme ait inventé l’art d’écrire et l’art de parler. » Il ne peut pas employer contre l’invention de l’écriture toutes les preuves qui lui ont servi à combattre l’invention du langage ; par exemple, il ne peut pas dire qu’on ne trouve aucune trace dans