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PHILOSOPHES ET PUBLICISTES MODERNES.

insensée, à la mémoire qu’on veut défendre ? Que prétend M. Ancelot, quand il vient nous dire que M. de Bonald a terrassé le XVIIIe siècle ? Le XVIIIe siècle est sans doute, dans sa pensée, la personnification des doctrines matérialistes et des doctrines libérales ; M. Ancelot veut-il dire que M. de Bonald a sauvé, à lui tout seul, le spiritualisme, ou qu’il a réussi dans ses efforts pour étouffer la liberté ?

M. Ancelot a été plus heureux, comme cela devait être, dans l’appréciation des vertus privées de M. de Bonald ; tout le monde est unanime pour louer cette vie pure et désintéressée, et c’est quelque chose de glorieux que cette unanimité des partis en faveur d’un homme qui ne leur a jamais fait aucune concession. Né en 1754, à Milhau dans le Rouergue, d’une famille distinguée dans la robe, M. de Bonald entra dans les mousquetaires sous Louis XV, et ne quitta ce corps qu’au moment de sa suppression en 1776. Maire de sa ville natale, au milieu des troubles qui agitaient le reste de la France, il parvint, à force de dévouement, à y maintenir la tranquillité. M. de Bonald n’entrevoyait que des malheurs dans tous ces bouleversemens. Attaché de cœur et de conviction à l’ancienne constitution de la monarchie, ces appels au peuple, cet abaissement des classes nobles, l’abolition des priviléges, étaient à ses yeux autant d’attentats à des droits sacrés. Au lieu d’avancer, il aurait voulu reculer, et trouvait trop libérale la forme du gouvernement de 88. Il fut pourtant nommé membre et enfin président du département de l’Aveyron ; mais peu de temps après il se retira volontairement pour ne pas coopérer à la constitution civile du clergé. Cette démarche, qui pouvait appeler sur lui les plus grands périls, fut la cause de son émigration. Il combattit dans les rangs de l’armée des princes, et, quand cette troupe fut licenciée, il se livra tout entier à l’étude, et commença même alors, à Heidelberg, au milieu des inquiétudes de l’exil et des privations, sa Théorie du Pouvoir, qui fut publiée à Constance en 1794. Il rentra ensuite en France avec ses deux fils, mais en proscrit et sous un nom supposé, et vint se cacher à Paris, où il passa les dernières années du directoire, occupé de diverses publications. L’empereur, qui pendant la campagne d’Italie avait lu le premier ouvrage de M. de Bonald, l’appela spontanément, en septembre 1808, à faire partie du conseil de l’Université ; mais M. de Bonald se tenait à l’écart, sachant gré au gouvernement de ce qu’il faisait pour le bon ordre, sans oublier pour cela son origine révolutionnaire, et préférant le travail et l’obscurité aux succès qu’il pouvait se promettre dans la carrière politique. M. Ancelot, dans son désir de parer son héros de toutes les vertus,