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approprié au sujet, que c’était de la peinture comme il en fallait aux chartreux, qu’à l’aspect de ces tableaux on respirait la vie du cloître. On admirait donc, puisqu’on sentait cette harmonie locale, cette unité d’impression qui est le premier mérite de ces tableaux, mais on admirait en faisant des réserves, et en attribuant l’effet produit, non pas au principe de vérité et de simplicité qui inspirait le talent de Lesueur, mais à une circonstance heureuse qui s’était rencontrée d’accord avec ce genre de talent.

C’est là ce qui peut expliquer comment cette Vie de saint Bruno, tout en excitant une vive curiosité et une estime qui ne fit que s’accroître d’année en année, ne changea rien cependant ni au goût du public ni à la direction d’études de nos peintres. Il est peut-être sans exemple qu’une production à la fois si neuve et si frappante n’ait pas éveillé l’esprit d’imitation. C’est ordinairement la conséquence naturelle, inévitable, de tout ce qui a seulement l’apparence de la nouveauté ; eh bien ! ici, où ce n’était pas une apparence, mais bien ce qu’on pouvait voir de plus réellement neuf, de plus hardiment novateur, personne n’eut seulement la pensée d’imiter. Il fallait être le frère ou le beau-frère de Lesueur pour songer à suivre sa trace : c’était de la complaisance de famille ; mais du reste pas un élève, personne qui s’avisât de lui demander son secret.

C’est qu’aussi ce secret n’était pas de ceux qui se divulguent ; il possédait ce qui s’imite le moins, le don de l’expression. Otez l’expression de ces tableaux, et cherchez-en le mécanisme, c’est-à-dire la partie matérielle dont pourrait s’emparer l’imitation, vous ne trouverez rien. Il n’en est pas de même du Poussin : il se sert de moyens, de procédés dont sans doute il est l’inventeur, et qu’il emploie très légitimement, mais dont l’usage répété constitue une manière et donne plus de prise aux imitateurs. Aussi, quoique Poussin soit resté long-temps comme isolé parmi les peintres, il y en eut quelques-uns qui, même d’assez bonne heure, se façonnèrent à son image, et ils ont fini par l’imiter tous un peu, si ce n’est toutefois dans ce qu’il a d’inimitable. L’expression chez le Poussin n’apparaît presque jamais sur les physionomies, chose manifeste dans la pantomime et dans les attitudes, et surtout dans la liaison et dans l’ajustement des figures entre elles, dans l’ordonnance générale de la composition, et jusque dans les lignes des plans les plus reculés ; elle procède de ce qui est extérieur et résulte de la combinaison du tout. Chez Lesueur c’est le contraire, l’expression est intime, on la sent comme concentrée dans l’intérieur même des personnages, elle se reflète