Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/339

Cette page a été validée par deux contributeurs.
335
REVUE. — CHRONIQUE.

comédie de Gulbané, est toujours un gouvernement ignorant et barbare ; qu’aujourd’hui il est en outre impuissant ; que voulût-il quelque bien, il est hors d’état de l’accomplir, et que les populations chrétiennes sont livrées, sans protection aucune, à une soldatesque effrénée et à la cupidité féroce de tyrans subalternes. Un gouvernement au nom duquel on commet impunément les atrocités qu’on a commises en Bulgarie, ne peut accuser personne que lui-même de l’insurrection de ceux qui ont le malheur d’être ses sujets. Croire qu’aujourd’hui on entendra sans émotion les cris des chrétiens que les féroces Arnautes égorgent sur le seuil de l’Europe, ce serait méconnaître son temps et se repaître d’odieuses chimères.

Ainsi, que les particuliers s’émeuvent, qu’ils fassent des vœux pour les opprimés que le désespoir a poussés à la révolte, que sans violer les lois de leur pays, sans compromettre leur gouvernement, ils leur soient utiles s’il le peuvent, il n’y a qu’à les en louer. La religion et l’humanité ont leurs droits, et si la Porte redoute l’appui moral de l’Europe, qu’elle cesse une fois d’insulter par ses actes aux mœurs, aux opinions, aux sentimens, aux croyances des Européens.

Nous serions loin d’approuver ceux qui pousseraient les sujets paisibles de la Porte à l’insurrection. Si jamais il était permis de donner un semblable conseil, ce ne serait qu’à la condition d’en partager les périls ; l’opprimé seul peut mesurer ses souffrances, ses moyens, son droit. Les véritables insurrections ne se font ni par émissaires ni par lettres ; elles naissent de la nécessité qui seule les légitime. Mais pousser à l’insurrection des populations paisibles et résignées, ou sympathiser avec elles lorsque l’insurrection est éclatée et qu’on en reconnaît la légitimité, sont deux faits parfaitement différens. La France de juillet excita les sympathies des peuples. L’Europe fut-elle coupable en applaudissant à la révolution de juillet ?

S’il ne faut pas pousser à la révolte les populations paisibles de l’Orient, encore moins faudrait-il décourager ceux que le désespoir a soulevés, et leur conseiller de se mettre à la merci des Turcs. Qui ne connaît leur perfidie et leur cruauté ? Qui ne connaît des faits récens, des faits (nous le savons) que les diplomates eux-mêmes n’osent plus nier, des faits qui rappellent toute l’atrocité d’un autre âge ? Un conseil de soumission est encore une de ces responsabilités que nul n’a le droit de prendre, si ce n’est un gouvernement fort, et qui serait bien décidé à faire respecter par la Porte les lois de l’humanité.

Au reste, quant aux gouvernemens, nous ne pouvons que le répéter, le moment ne nous semble pas arrivé de solliciter leur intervention. Si l’insurrection n’est pas sérieuse, ils refuseront d’intervenir si ce n’est par quelque recommandation insignifiante et dont les Turcs ne tiendraient aucun compte. Si elle est sérieuse, une intervention intempestive peut la compromettre. C’est par de longs et pénibles efforts qu’il faut gagner la liberté. Les diplomates peuvent un jour la reconnaître ; il ne la donnent pas.