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LE CAPITAINE GUEUX.

fin du jour, l’équipage le plus digne de la haute mission à laquelle il le destinait.

Quand tous ces matelots, dont le plus doux n’eût pas rassuré un ours, furent à bord, il les fit ranger autour de lui, et il leur parla ainsi : — Je vous ai donné de l’argent, mais en bonne règle je ne vous devais rien ; les matelots embarqués à bord d’un corsaire, vous le savez, ne sont payés que par la Providence une et indivisible. Qui prend, a ; qui a, tient ; qui tient, tient bien. Vos gages sont vos parts de prise, vos prises sont sous l’horizon où nous allons les agrafer. Cependant, eu égard à votre détresse si peu méritée, je vous ai gratifiés de quelques piastres. C’est pour acheter du tabac, de l’eau-de-vie et quelques objets de toilette sans lesquels il est de toute impossibilité à des gens comme vous de voyager. Ce vaisseau est votre maison ; voilà votre jardin, il est vert comme un pré ; sur ce pont, vous vous battrez, vous ferez fortune ou vous vous ferez tuer ; cela, quand il plaira à Dieu ; dans un mois peut-être, demain, s’il le veut.

— Largue la brigantine ! cria ensuite le capitaine Grenouille.

— Le cap à l’ouest ou à l’ouest-quart-d’ouest ? demanda le gigantesque timonier, dont les pieds nus de pachyderme se plaquaient sur le pont comme les pattes de lion de nos meubles pèsent sur le parquet.

— Le cap sur l’or ! répondit le capitaine Grenouille, à qui cette réponse attira des applaudissemens arrosés de petits verres d’eau-de-vie.

Comme il ventait fort au moment où le cutter parut en rade pour gagner le large, toute la population accourut sur la grève. La curiosité générale fut bien payée. Tout le corps du navire passait et repassait sous l’eau comme la navette du tisserand court entre deux toiles, et la voile, cette monstrueuse voile, prenait un espace si grand, que son ombre avait plus d’un quart de lieue sur la mer. Les habitans frémirent de terreur quand ils virent passer tout près d’eux, à quelques pieds des rochers sur lesquels ils se tenaient debout, le cutter qui prolongeait une dernière bordée, celle que les marins appellent la bonne. Tout était submergé. On ne soupçonnait le pont, d’ailleurs incliné à donner le vertige, que par les jambes des marins qui s’y appuyaient. En étendant leurs mains sous le vent, ils touchaient l’eau dont l’écume avait mouillé aux deux tiers la voile. Eux pourtant étaient calmes ; accroupis le long des sabords, le menton appuyé sur la culasse des canons, ils fumaient ou causaient entre eux tranquillement.

Un vieux lieutenant de vaisseau, en voyant le cutter se jouer ainsi