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métier des armes ; mais la vocation de Leonardo l’emporta. Ne pouvant désormais servir la république de Venise, qui n’existait plus, il s’enrôla dans l’un des régimens français qui allaient tenir garnison à Corfou. La guerre se faisait doucement de ce côté-là. On buvait plus de bouteilles de chypre ou de marasquin qu’on ne tirait de coups de fusil, et ce sont les coups de fusil qui donnent de l’avancement. Leonardo resta donc long-temps soldat et long-temps sergent ; il touchait cependant à l’épaulette, quand les habits rouges succédèrent dans les îles aux habits bleus. Son régiment fut licencié ; il eut trois piastres de retraite. Ce n’était pas même assez pour retourner dans son pays ; il se décida donc à passer en Albanie, comme officier instructeur chez le pacha de Scutari. C’était à merveille. Il avait là du bon temps, de belles femmes, une forte paie, du chypre et du rosolio à discrétion. Seulement la discipline était un peu rude, la bastonnade et le pal ; et cela sans distinction de grades.

Or, il arriva qu’un jour le pacha de mauvaise humeur, s’adressant à son officier instructeur, l’appela chien de chrétien ! Leonardo répliqua ; le pacha courut vers lui, et lui eût fait sauter la tête d’un coup de cimeterre, si l’officier n’eût adroitement esquivé le coup. Le Turc se calma ; mais Leonardo savait ce que signifiait ce calme de Turc. À peu près sûr d’être empalé le lendemain s’il restait, il décampa dans la nuit. Ici commence la partie la plus dramatique de ses aventures. Leonardo voulait gagner Raguse ; il s’égara dans les vastes forêts de Monte-Negro, et, après avoir erré plusieurs jours dans la montagne, il arriva sur les bords du lac de Scutari, qu’il avait vu briller, le soir, au coucher du soleil, et qu’il prenait pour la mer. Épuisé de fatigue, mourant de faim, il se coucha au pied d’un gros arbre, sur la lisière d’une forêt. Tout en réfléchissant au moyen de déjeuner, il venait de s’endormir profondément, quand un bruit d’armes et des cris le tirèrent subitement de son sommeil. Leonardo sauta sur ses armes ; il saisit d’une main son sabre nu, de l’autre un pistolet, et regardant autour de lui, il vit un homme qui à lui seul faisait tête à trois assaillans. Leonardo se rangea machinalement du côté du plus faible, et fit feu sur l’un des agresseurs, qui tomba raide mort. Malheureusement l’homme dont il venait de prendre ainsi la défense n’était autre qu’un brigand bosniaque, qui profita de ce secours inespéré pour s’échapper, le laissant aux prises avec ceux qui le poursuivaient, et auxquels accourait se joindre un gros de soldats. La lutte était trop inégale ; Leonardo, terrassé par l’un des survenans qui s’était glissé derrière lui, fut aussitôt dépouillé de ses armes et