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Le premier pas des sciences naturelles, c’est la description attentive des phénomènes ; il y a dans Homère une vérité, et une exactitude de détails en ce genre, qui ne permettent pas de douter qu’on n’eût de son temps l’habitude de décrire. Le premier pas de l’histoire politique, c’est le tableau des mœurs diverses des peuples ; nous avons déjà remarqué qu’Homère l’a puissamment essayé ; son Odyssée en exprime l’intention formelle ; car il y « chante cet homme qui a vu de nombreuses cités, et observé leur esprit. » Quant à la science morale, l’exposition des caractères et des passions n’en est-elle pas le premier et le plus positif élément ? et en a-t-on jamais mieux tendu et mieux fait marcher les ressorts que dans les scènes ardentes du drame homérique ? En toute étude, les faits d’abord, et les formules beaucoup plus tard. Donc, le principe de la science moderne, inconnu à l’Orient, a pris racine dans le sol de l’Ionie et dans l’époque d’Homère ; nous devons considérer ce génie comme l’un de nos grands ancêtres intellectuels ; nous devons le placer à la source de l’élément rationnel et critique de notre civilisation, comme Moïse est à la source de l’élément religieux et organique.

Ce fut l’admirable destinée de la Grèce, d’avoir à commencer la lutte du génie progressif de l’Europe contre la force d’inertie qui fait le caractère de l’Orient. Cette réaction, qui se continue encore aujourd’hui et qui s’achèvera peut-être bientôt par Constantinople, le Kaire, Calcutta et Canton, ne fut jamais une simple réaction politique ; l’idée philosophique de la liberté humaine y fut toujours en jeu. C’est donc une querelle profonde, qui intéresse la vie intime de l’humanité ; c’est une partie essentielle de l’histoire générale, et c’est aussi la raison invincible pour laquelle l’étude de la Grèce et d’Homère devra toujours faire chez nous partie de l’éducation, si nous voulons continuer la tradition civilisatrice qui est descendue d’eux jusqu’à nous.

Heureusement il en est ainsi ; les études grecques ressuscitent parmi nous ; une connaissance plus approfondie de l’Orient nous permet de reprendre avec avantage les savantes recherches des trois derniers siècles, et nous devons compter parmi les plus remarquables indices de ce mouvement la belle publication de M. Didot. La Bibliothèque Grecque sera un puissant moyen de populariser ces études, qui paraissent toujours nouvelles, parce qu’elles sont toujours fécondes.


L.-A. Binaut