Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/890

Cette page a été validée par deux contributeurs.
882
REVUE DES DEUX MONDES.

d’expier tous ses crimes à la fois. » Ôtez la mythologie et traduisez ce discours en langage philosophique : qu’est-ce à dire ? Que l’homme n’est point forcément poussé au crime ni à la douleur ; qu’il a la liberté de choisir entre des actes de diverse nature ; qu’en outre il a la lumière, l’inspiration, la conscience morale, en d’autres termes la grace, représentée par le messager de Jupiter ; et qu’enfin c’est pour avoir fait un usage pervers de cette liberté, pour avoir fermé les yeux à cette lumière, que le châtiment tombe sur lui. Il n’est certes pas difficile de reconnaître dans l’exposition de l’Odyssée tous les élémens de cette grande question si vivante encore et si débattue jusqu’à nos jours. Elle va donc être personnifiée dans Ulysse. En effet, Minerve cite aussitôt son exemple : « Oui, mon père, répond-elle à Jupiter, Égisthe a péri justement, et périsse de même quiconque en fera autant. Mais voici un homme qui est tout autre, et qui touche ma compassion ; il souffre loin de tout ce qui lui est cher, prisonnier dans une île, au pouvoir d’une magicienne, inconsolable de ne plus revoir la fumée des toits de la patrie, et aspirant à mourir. Et celui-là, vous l’abandonnez ? Pourtant a-t-il jamais manqué à la piété, même au milieu des batailles ? Pourquoi le charger ainsi de votre colère, père suprême ? » Voilà donc l’éternelle objection qui s’élève : nous sommes libres, dit-on, et le mal vient de notre volonté pervertie ; mais pourquoi l’homme pieux et vertueux souffre-t-il aussi bien que le coupable ? Le poème entier n’est qu’une magnifique réponse à cette objection. D’abord, quelque pieux que soit un homme, il est toujours coupable par quelque endroit ; toujours quelque vertu divine peut se plaindre de lui, quelque dieu offensé peut le poursuivre. C’est ainsi qu’Ulysse, malgré sa piété, s’est attiré la colère de Neptune. Ensuite, l’homme vertueux souffre pour constater et fortifier sa vertu par l’épreuve ; il souffre pour grandir. Ainsi, d’après la grande pensée de la poésie homérique, la fonction de l’homme est de lutter contre les forces de la nature et contre ses propres faiblesses ; et cette lutte, toute douloureuse qu’elle est, devient un bien par la perspective d’une providence rémunératrice qui l’attend au bout de la carrière.

Certes, des poèmes construits sur de pareilles bases méritaient bien, à défaut d’une inspiration plus parfaite encore, de devenir, comme ils le furent en effet, la Bible de l’ancienne Grèce. On a dit de Platon qu’il avait été le précurseur du christianisme. J’aimerais mieux le dire d’Homère. Sa pensée était chrétienne ; qui l’a mieux senti que Fénelon ? Le Télémaque n’est que le développement des