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chansonnait peut-être ainsi la ville dont elle était jalouse, en la personnifiant en son patron. Et comme les divers ordres sacerdotaux se dénigraient aussi les uns les autres, les aèdes ont dû trouver quelque plaisir à recueillir ces moqueries croisées et à les diriger contre tous les sacerdoces à la fois. On pourrait trouver sans peine, dans l’histoire moderne, des faits très analogues à ceux-là. Toujours est-il que la comédie des dieux nous paraît évidente dans Homère : on ne peut, sans l’admettre, expliquer tant de disparates ; s’il n’y a pas satire, il y aura trivialité, indécence, absurdité même ; caractères incompatibles avec le bon sens si mesuré, l’allure si aisée et si noble, et l’unité d’esprit et de caractère qui se perçoivent par l’intelligence et par le cœur dans tout le développement des deux grandes épopées grecques. Ainsi Homère, toujours plein de foi au dogme intime des religions, se joue des symboles devenus superstitions populaires. On peut se le représenter riant, du haut de son génie, de toutes ces idoles qu’il fait parler et agir, comme lui-même il nous représente Jupiter qui, du haut de son Olympe, rit de joie en son cœur de voir les dieux se ruer les uns contre les autres. C’en était donc fait de l’enseignement ésotérique, de la science secrète ; car, dès qu’une société prend le parti de parodier les symboles énigmatiques qu’on lui avait imposés, il faut bien en venir à lui parler un langage simple, rationnel, intelligible à tout le monde. La pensée tendait donc dès-lors à se produire et à se coordonner avec clarté, à se rendre accessible à tous, et à devenir le patrimoine commun des intelligences : c’était là une atteinte radicale à la caste antique, et un acheminement décisif vers le principe de la fraternité humaine, de l’égalité devant Dieu, du droit de tous à la jouissance du vrai.

Nous avons vu la race hellénique forcer les remparts cyclopéens de la cité orientale et y frayer le passage à la liberté politique. Nous l’avons vue désorganiser une théocratie devenue stationnaire, et jeter dans la religion même un levain de liberté philosophique. Que proclament ces deux faits ? L’émancipation individuelle, le sentiment d’une force de volonté qui est propre à chacun, et qui lui donne le libre arbitre d’adhérer ou de n’adhérer pas ; en un mot, le dogme de la liberté morale opposé au fatalisme. Or, en ceci, l’histoire positive sera l’expression parfaite de la conséquence logique. De même que l’autorité exagérée, dans la cité et dans la doctrine, avait produit chez les Orientaux le dogme fataliste ; de même une portion de liberté introduite par les Hellènes se traduisit et se formula par le dogme du libre arbitre. Homère en fournit une preuve éclatante.