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Il y avait donc une espèce de révolte des aèdes contre les prêtres, de la poésie profane contre la poésie sacerdotale. Et même ces chantres laïcs empiétèrent sur le rituel ; ils composaient des hymnes qu’on chantait aux fêtes des divinités nationales ; ils commençaient leurs récits épiques par une invocation, comme c’était l’usage pour les hymnes ; ils se disaient inspirés. Pourquoi, dit Homère, ne pas laisser l’aimable chanteur s’abandonner aux élans de son génie ? Les aèdes ne dépendent pas d’eux-mêmes ; ils dépendent de Jupiter ; c’est lui qui donne aux hommes de talent l’inspiration qu’il lui plaît[1]. » Ainsi les aèdes profanes faisaient irruption dans le culte même, et ils y gagnèrent beaucoup ; ils y gagnèrent de l’élévation, de belles idées religieuses et morales, ce qu’il y avait d’excellent pour tout le monde dans la doctrine des prêtres ; mais, en même temps, comprenant le sphinx à leur manière, détruisant l’écorce symbolique du Linus, ils usèrent très librement du mythe ; ils en firent un conte, ils en firent une comédie. Voyez donc où ils en sont déjà dans ces hymnes qu’on attribuait à Homère, et qui sont au moins fort anciens ! L’hymne à Vénus et l’hymne à Mercure sont de vraies satires. Mercure y est loué à titre de fripon accompli dès le berceau, Vénus à titre de courtisane passablenent effrontée. Ce sont des récits faciles, qui s’épanchent avec une grace d’autant plus piquante, qu’ils empruntent une forme sacrée, et qu’ils se présentent devant l’autel même comme une adoration moqueuse, toute parfumée d’un encens ironique. C’est moins plaisant, mais peut-être d’un comique plus fin qu’Aristophane ; c’est méchant comme Voltaire, avec plus d’abondance et d’imagination. Au reste, Aristote, qui savait beaucoup, atteste ce caractère religieux d’une part, critique de l’autre, de l’ancienne poésie grecque, et il le fait dériver d’une cause qui est la même au fond que celle que nous avons indiquée. Selon lui, la poésie sérieuse était sortie des chants pieux à la louange de la divinité, et la poésie satirique de certaines cérémonies et de certaines fêtes licencieuses du paganisme ; or, on sait que cette licence était venue de certains symboles grossiers dont on avait perdu le sens primitif.

J’ignore si je dirai une chose neuve, mais j’ai la conviction de dire une chose vraie, en affirmant que les poèmes d’Homère nous manifestent admirablement ce double caractère, pieux envers la divinité et satirique envers les dieux, de l’ancien esprit grec. Quant à la piété

    dorien) qui tua Linus. On voit que le sens du symbole est le même ; la diversité de la forme confirme le fond.

  1. Odyss. i, 346.