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aux mêmes lieux. Quelques années après encore, vers l’âge de douze ans, sorti de la ville au hasard, sous l’impression d’un chagrin violent et un peu burlesque, d’un précoce dépit amoureux, il se retrouve le soir, seul, dans le même endroit de mystère. Il oublie l’heure ; les portes de la ville se ferment, et il est obligé de passer la nuit entière en proie aux terreurs. C’est la description de cette crise, dans toutes ses péripéties, que l’auteur a retracée avec un naturel parfait et comme minute par minute : joli tableau malicieux qui semble pointillé par la plume de Charles Lamb, ou sorti du pinceau d’un maître flamand.

La Traversée rentre dans la donnée d’Ourika ou du Lépreux, c’est-à-dire dans le roman par infirmité. Il s’agit d’un jeune bossu qui a des instincts chevaleresques, des velléités oratoires, qui a surtout des besoins de tendresse et qui souffre de ne pouvoir se faire aimer. Toute la première partie de l’histoire est aussi vraie que touchante et délicate ; je hasarderai une seule critique sur la fin. Le petit bossu, dans une traversée qu’il fait aux États-Unis d’Amérique, parvient à se faire remarquer par ses soins auprès d’un passager malade et de sa jeune femme qui va devenir veuve. Arrivé à terre, il continue de les assister. La femme reste sans protecteur ; il l’épouse, il devient père, il est heureux ; il écrit à son ami de Suisse, confident de ses anciennes douleurs : « Envoyez-moi donc vos bossus, nous leur trouverons femmes… » Ceci me choque. Ce jeune homme, même guéri de ses regrets, même heureux, ne devrait jamais, ce me semble, plaisanter de la sorte. Il a l’ame fière, chevaleresque. Or, les ames fières, on l’a justement remarqué, aiment encore moins l’amour et son bonheur, pour ce qu’elles y trouvent que pour ce qu’elles y portent ; et l’infirmité inévitable qu’il y porte, et qui l’a humilié si long-temps, devrait lui coûter à rappeler, à nommer, — à moins pourtant qu’il ne soit devenu tout à fait américain, ce qui est très possible, mais ce qui n’en serait pas plus aimable.

On ne saurait croire, hors de Paris, combien nous sommes sensibles au-delà de tout, aux plus légers manques de distinction à l’extrême surface, et c’est aussi la seule raison (si raison il y a) qui m’empêchera d’oser considérer comme chef-d’œuvre l’Héritage, dont l’idée est très heureuse, et l’exécution souvent fine et toujours franche. Un jeune homme de vingt ans, orphelin, destiné à une immense fortune que lui assure un oncle son parrain, s’ennuie et bâille tout le jour. Il se croit malade par manie, il se fait élégant faute de mieux ; sa jeunesse se va perdre dans les futilités, et son ame s’y dessècher,