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Puis revenant à son bâton d’encre de Chine : « Ceci, dit-il, tient à notre vie privée ; aussi éprouvé-je quelque répugnance à en entretenir le public. Mais je ne puis résister à l’envie de faire connaître les innocentes relations qui m’unissent à lui. D’ailleurs, je serai discret.

« Ces relations sont anciennes, elles datent de vingt ans ; elles me sont chères à plus d’un titre, car, ce bâton, je le tiens de mon père, y compris la manière de s’en servir et la manière d’en parler. Il est rond, doré, apostillé de Chinois, et d’une perfection sans pareille, si pourtant l’amitié ne m’aveugle. Un beau matin je le trouvai cassé en deux morceaux ; cela m’étonna, car il n’avait jamais fait de sottises qu’entre mes mains… Aussi n’était-ce pas une sottise ; je venais de me marier.

« Mais, outre ces circonstances qui me le rendent cher, que de momens délicieux nous avons coulés ensemble ! que d’heures paisibles et doucement occupées ! quelle somme de jours calmes et rians à retrancher du nombre des jours tristes, inquiets ou ingratement occupés ! Si l’on aime les lieux où l’on a goûté le bonheur ; si les arbres, les vergers, les bois, si les plus humbles objets qui furent témoins de nos heureuses années ne se revoient pas sans une tendre émotion, pourquoi refuserais-je ma reconnaissance à ce bâton qui, non-seulement fut le témoin, mais aussi l’instrument de mes plaisirs ?

« Et puis quels plaisirs ! Aussi anciens que mes premiers, que mes plus informes essais ; car, ce qui les distingue de tous les autres, c’est d’être aussi vifs au premier jour qu’au dernier, de s’étendre peu, mais de ne pas décroître. Aujourd’hui encore, quand m’apprêtant à les goûter, je prends mon bâton et broie amoureusement mon encre tout en rêvant quelque pittoresque pensée, ce ne sont pas de plus aimables illusions, de plus séduisantes images, de plus flatteuses pensées qui m’enivrent, mais du moins ce sont encore les mêmes ; la fraîcheur, la vivacité, la plénitude, s’y retrouvent, elles s’y retrouvent après vingt ans ! Et combien est-il de plaisirs que vingt ans n’aient pas décolorés, détruits ! L’amitié seule, peut-être, quand elle est vraie, et que, semblable à un vin généreux, les années la mûrissent en l’épurant.

« Durant ces vingt années d’usage régulier, ce bâton ne s’est pas raccourci de trois lignes : preuve de la finesse de sa substance, gage de la longue vie qui l’attend. Long-temps je l’ai regardé comme mon contemporain ; mais depuis que j’ai compris combien plus le cours des ans ôte à ma vie qu’à la sienne, je l’envisage à la fois comme m’ayant précédé dans ce monde, et comme devant m’y survivre. De là une pensée un peu mélancolique, non que j’envie à mon pauvre bâton ce privilége de sa nature, mais parce qu’il n’est pas donné à l’homme de voir sans regret la jeunesse en arrière et en avant le déclin[1]… »

Le chapitre qui suit, sur le pinceau, a beaucoup de piquant ; le caractère du pinceau, suivant M. Töpffer, c’est d’être capricieux ; il est

  1. IIe livre du Traité du lavis à l’encre de Chine.