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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

allions au hasard, recevant des secousses effroyables, et tombant dans des trous dont le dernier semblait toujours devoir nous donner la sépulture. Enfin, nous penchâmes si bien, que le mulet s’arrêta comme pour se recueillir avant de rendre l’ame : le birlocho se leva et se mit en devoir de grimper sur la berge du chemin qui se trouvait à la hauteur de sa tête ; mais il s’arrêta en reconnaissant, à la lueur du crépuscule, que cette berge n’était autre chose que le canal de Valldemosa, devenu fleuve, qui de distance en distance se déversait en cascade sur notre sentier, devenu fleuve aussi à un niveau inférieur. Il y eut là un moment tragi-comique. J’avais un peu peur pour mon compte, et grand’peur pour mon enfant. Je le regardai ; il riait de la figure du birlocho, qui, debout, les jambes écartées sur son brancard, mesurait l’abîme, et n’avait plus la moindre envie de s’amuser à nos dépens.

Quand je vis mon fils si tranquille et si gai, je repris confiance en Dieu. Je sentis qu’il portait en lui l’instinct de sa destinée, et je m’en remis à ce pressentiment que les enfans ne savent pas dire, mais qui se répand comme un nuage ou comme un rayon de soleil sur leur front. Le birlocho, voyant qu’il n’y avait pas moyen de nous abandonner à notre malheureux sort, se résigna à le partager, et devenant tout à coup héroïque : — N’ayez pas peur, mes enfans ! nous dit-il d’une voix paternelle ; — puis il fit un grand cri, et fouetta son mulet, qui trébucha, s’abattit, se releva, trébucha encore, et se releva enfin à demi noyé. La brouette s’enfonça de côté : Nous y voilà ! se rejeta de l’autre côté : Nous y voilà encore ! fit des craquemens sinistres, des bonds fabuleux, et sortit enfin triomphante de l’épreuve, comme un navire qui a touché les écueils sans se briser.

Nous paraissions sauvés, nous étions à sec ; mais il fallut recommencer cet essai de voyage nautique en carriole une douzaine de fois avant de gagner la montagne. Enfin nous atteignîmes la rampe ; mais là le mulet, épuisé d’une part, et de l’autre effarouché par le bruit du torrent et du vent dans la montagne, se mit à reculer jusqu’au précipice. Nous descendîmes pour pousser chacun une roue, pendant que le birlocho tirait maître Aliboron par ses longues oreilles. Nous descendîmes ainsi je ne sais combien de fois, et, au bout de deux heures d’ascension, pendant lesquelles nous n’avions pas fait une demi-lieue, le mulet s’étant acculé sur le pont et tremblant de tous ses membres, nous prîmes le parti de laisser là l’homme, la voiture et la bête, et de gagner la Chartreuse à pied. Ce n’était pas une petite entreprise. Le sentier rapide était un torrent impétueux contre lequel