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jusque dans mon sommeil : Une saignée le tuerait, et, si tu l’en préserves, il ne mourra pas. Je suis persuadé que cette voix était celle de la Providence, et aujourd’hui que notre ami, la terreur des Majorquins, est reconnu aussi peu phthisique que moi, je remercie le ciel de ne m’avoir pas ôté la confiance qui nous a sauvés.

Quant à la diète, elle était fort contraire. Quand nous en vîmes les mauvais effets, nous nous y conformâmes aussi peu que possible ; mais, malheureusement, il n’y eut guère à opter entre les épices brûlantes du pays et la table la plus frugale. Le laitage, dont nous reconnûmes par la suite l’effet contraire, fut par bonheur assez rare, à Majorque, pour n’en produire aucun. Nous pensions encore à cette époque que le lait ferait merveille, et nous nous tourmentions pour en avoir. Il n’y a pas de vaches dans ces montagnes, et le lait de chèvre qu’on nous vendait était toujours bu en chemin par les enfans qui nous l’apportaient, ce qui n’empêchait pas que le vase ne nous arrivât plus plein qu’au départ. C’était un miracle qui s’opérait tous les matins pour le pieux messager, lorsqu’il avait soin de faire sa prière dans la cour de la Chartreuse, auprès de la fontaine. Pour mettre fin à ces prodiges, nous nous procurâmes une chèvre. C’était bien la plus douce et la plus aimable personne du monde, une belle petite chèvre d’Afrique, au poil ras couleur de chamois, avec une tête sans cornes, le nez très busqué et les oreilles pendantes. Ces animaux diffèrent beaucoup des nôtres. Ils ont la robe du chevreuil et le profil du mouton ; mais ils n’ont pas la physionomie espiègle et mutine de nos biquettes enjouées. Au contraire, ils semblent pleins de mélancolie. Ces chèvres diffèrent encore des nôtres en ce qu’elles ont les mamelles fort petites et donnent fort peu de lait. Quand elles sont dans la force de l’âge, ce lait a une saveur âpre et sauvage dont les Majorquins font beaucoup de cas, mais qui nous parut repoussante. Notre amie de la Chartreuse en était à sa première maternité ; elle n’avait pas deux ans, et son lait était fort délicat, mais elle en était fort avare, surtout lorsque, séparée du troupeau avec lequel elle avait coutume, non de gambader (elle était trop sérieuse, trop Majorquine pour cela), mais de rêver au sommet des montagnes, elle tomba dans un spleen qui n’était pas sans analogie avec le nôtre. Il y avait pourtant de bien belles herbes dans le préau, et des plantes aromatiques, naguère cultivées par les chartreux, croissaient encore dans les rigoles de notre parterre : rien ne la consola de sa captivité. Elle errait éperdue et désolée dans les cloîtres, poussant des gémissemens à fendre, les pierres. Nous lui donnâmes pour compagne une grosse