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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

bonté, des mœurs paisibles, une nature calme et patiente. Il n’aime point le mal, il ne connaît pas le bien. Il se confesse, il prie, il songe sans cesse à mériter le paradis, mais il ignore les vrais devoirs de l’humanité. Il n’est pas plus haïssable qu’un bœuf ou un mouton, car il n’est guère plus homme que les êtres endormis dans l’innocence de la brute. Il récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage ; mais il mangerait son semblable sans plus de remords, si c’était l’usage de son pays, et s’il n’avait pas du cochon à discrétion. Il trompe, rançonne, ment, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience. Un étranger n’est pas un homme pour lui. Jamais il ne dérobera une olive à son compatriote : au-delà des mers l’humanité n’existe dans les desseins de Dieu que pour apporter de petits

    qu’on soit reçu, hébergé et fêté gratis. Cette simple recommandation est un fait assez important, ce me semble. Ces voyageurs ont oublié de dire que toutes les castes de Majorque, et partant tous les habitans, sont dans une solidarité d’intérêts qui établit entre eux de bons et faciles rapports, où la charité religieuse et la sympathie humaine n’entrent cependant pour rien. Quelques mots expliqueront cette situation financière. Les nobles sont riches quant au fonds, indigens quant au revenu, et ruinés grace aux emprunts. Les juifs, qui sont nombreux et riches en argent comptant, ont toutes les terres des chevaliers en portefeuille, et l’on peut dire que de fait l’île leur appartient. Les chevaliers ne sont plus que de nobles représentans chargés de se faire les uns aux autres, ainsi qu’aux rares étrangers qui abordent dans l’île, les honneurs de leurs domaines et de leurs palais. Pour remplir dignement ces fonctions élevées, ils ont recours chaque année à la bourse des juifs, et chaque année la boule de neige grossit. J’ai dit dans mon premier article combien le revenu des terres est paralysé à cause du manque de débouchés et d’industrie ; cependant il y a un point d’honneur pour les pauvres chevaliers à consommer lentement et paisiblement leur ruine sans déroger au luxe, je ferais mieux de dire à l’indigente prodigalité de leurs ancêtres. Les agioteurs sont donc dans un rapport continuel d’intérêts avec les cultivateurs, dont ils touchent en partie les fermages, en vertu des titres à eux concédés par les chevaliers. Ainsi le paysan, qui trouve peut-être son compte à cette division dans sa créance, paie à son seigneur le moins possible et au banquier le plus qu’il peut. Le seigneur est dépendant et résigné, le juif est inexorable, mais patient. Il fait des concessions, il affecte une grande tolérance, il donne du temps, car il poursuit son but avec un génie diabolique : dès qu’il a mis sa griffe sur une propriété, il faut que pièce à pièce elle vienne toute à lui, et son intérêt est de se rendre nécessaire jusqu’à ce que la dette ait atteint la valeur du capital. Dans vingt ans, il n’y aura plus de seigneurie à Majorque. Les juifs pourront s’y constituer à l’état de puissance, comme ils ont fait chez nous, et relever leur tête encore courbée et humiliée hypocritement sous les dédains mal dissimulés des nobles et l’horreur puérile et impuissante des prolétaires. En attendant, ils sont les vrais propriétaires du terrain, et le pagès tremble devant eux. Il se retourne vers son ancien maître avec douleur, et, tout en pleurant de tendresse, tire à soi les dernières bribes de sa fortune. Il est donc intéressé à satisfaire ces deux puissances, et même à leur complaire en toutes choses, afin de n’être pas écrasé entre les deux. Soyez donc recommandé à un pagès, soit par un noble, soit par un riche (et par quels autres le seriez-vous, puisqu’il n’y a point là de classe intermédiaire ?), et à l’instant s’ouvrira devant vous la porte du pagès. Mais essayez de demander un verre d’eau sans cette recommandation, et vous verrez !