Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/828

Cette page a été validée par deux contributeurs.
820
REVUE DES DEUX MONDES.

de foi, on conviendra que la piété des ames simples, si vantée par certains conservateurs de nos jours, n’est pas toujours la chose la plus édifiante et la plus morale du monde, et qu’il doit être permis de désirer une autre manière de comprendre et d’honorer Dieu.

Quant à moi, à qui l’on a tant rebattu les oreilles de ces lieux communs : que c’est un crime et un danger d’attaquer même une foi erronée et corrompue, parce que l’on n’a rien à mettre à la place ; que les peuples qui ne sont point infectés du poison de l’examen philosophique et de la frénésie révolutionnaire, sont seuls moraux, hospitaliers, sincères ; qu’ils ont encore de la poésie, de la grandeur, et des vertus antiques, etc., etc. !… j’ai ri à Majorque, un peu plus qu’ailleurs, je l’avoue, de ces graves objections. Lorsque je voyais mes petits enfans, élevés dans l’abomination de la désolation de la philosophie, servir et assister avec joie un ami souffrant, eux tout seuls, au milieu de cent soixante mille Majorquins qui se seraient détournés avec la plus dure inhumanité, avec la plus lâche terreur, d’une maladie réputée contagieuse, je me disais que ces petits scélérats avaient plus de raison et de charité que toute cette population de saints et d’apôtres. Ces pieux serviteurs de Dieu ne manquaient pas de dire que je commettais un grand crime en exposant mes enfans à la contagion, et que, pour me punir de mon aveuglement, le ciel leur enverrait la même maladie. Je leur répondais que dans notre famille, si l’un de nous avait la peste, les autres ne s’écarteraient pas de son lit ; que ce n’était pas l’usage en France, pas plus depuis la révolution qu’auparavant, d’abandonner les malades ; que des prisonniers espagnols affectés des maladies les plus intenses et les plus pernicieuses avaient traversé nos campagnes du temps des guerres de Napoléon, et que nos paysans, après avoir partagé avec eux leur gamelle et leur linge, leur avaient cédé leur lit, et s’étaient tenus auprès pour les soigner ; que plusieurs avaient été victimes de leur charité, et avaient succombé à la contagion, ce qui n’avait pas empêché les survivans de pratiquer l’hospitalité et la charité. Le Majorquin secouait la tête et souriait de pitié. La notion du dévouement envers un inconnu ne pouvait pas plus entrer dans sa cervelle que celle de la probité ou même de l’obligeance envers un étranger[1]. Et pourtant ce paysan majorquin a de la douceur, de la

  1. Tous les voyageurs qui ont visité l’intérieur de l’île ont été émerveillés de l’hospitalité et du désintéressement du fermier majorquin. Ils ont écrit avec admiration que, s’il n’y avait pas d’auberge en ce pays, il n’en était pas moins facile et agréable de parcourir des campagnes où une simple recommandation suffit pour