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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

roi Belzébuth daigna m’adresser la parole en espagnol, et me dit qu’il était avocat. Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa personne, de me parler en français ; et, voulant me demander si je me plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol cartuxa par le mot français cartouche, ce qui ne laissait pas de faire un léger contre-sens. Mais le diable majorquin n’est pas forcé de parler toutes les langues.

Leur danse n’est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre ; l’orchestre, composé d’une grande et d’une petite guitare, d’une espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de l’Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi encore. Cette fête était donnée en l’honneur de Rafaël Torres, un riche tenancier du pays, qui s’était marié peu de jours auparavant avec une assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser presque toute la soirée, face à face avec une des femmes qu’il allait inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l’assemblée, grave et silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des Orientaux et des Africains, l’alcade lui-même, avec sa cape de moine et son grand bâton noir à tête d’argent. Les boléros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces graces profanes qu’on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et continuité sur les castagnettes. Le beau Rafaël dansait pour l’acquit de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s’asseoir en chien comme les autres, et les malins de l’endroit vinrent briller à leur tour. Un jeune gars, mince comme une guêpe, fit l’admiration universelle par la raideur de ses mouvemens et des sauts sur place qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très coquet et très suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière espagnole ; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c’était

    habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme.