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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

crète que j’avais remarquée autrefois chez les Grecs esclavons. Les esquisses que mon fils avait faites d’après des dessins de Goya représentant des moines en goguette, et dont il avait orné les murs de notre chambre, le scandalisèrent un peu ; mais, ayant aperçu la Descente de Croix gravée d’après Rubens, il resta long-temps absorbé dans une contemplation étrange. Nous lui demandâmes ce qu’il en pensait. « Il n’y a rien dans toute l’île de Majorque, nous répondit-il dans son patois, d’aussi beau et d’aussi naturel. » Ce mot de naturel dans la bouche d’un paysan qui avait la chevelure et les manières d’un sauvage nous frappa beaucoup. Le son du piano et le jeu de l’artiste le jetaient dans une sorte d’extase. Il abandonnait son travail et venait se placer derrière la chaise de l’exécutant, la bouche entr’ouverte et les yeux hors de la tête. Ces instincts élevés ne l’empêchaient pas d’être voleur comme tous les paysans majorquins le sont avec les étrangers, et cela sans aucune espèce de scrupule, quoiqu’ils soient d’une loyauté religieuse, dit-on, dans les rapports qu’ils ont entre eux. Il demandait de son travail un prix fabuleux, et il portait les mains avec convoitise sur tous les petits objets d’industrie française que nous avions apportés pour notre usage. J’eus bien de la peine à sauver de ses larges poches les pièces de mon nécessaire de toilette. Ce qui le tentait le plus, c’était un verre de cristal taillé, ou peut-être la brosse à dents qui s’y trouvait, et dont certainement il ne comprenait pas la destination. Cet homme avait les besoins d’art d’un Italien et les instincts de rapine d’un Malais ou d’un Caffre.

Cette digression ne me fera pas oublier de mentionner le seul objet d’art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C’était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église. Le dessin et la couleur en étaient remarquables ; les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant, car la statue placée en regard, et exécutée par le même artiste, était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu, en créant saint Bruno, un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l’emblème de cette philosophie du passé est debout dans la solitude.