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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

C’est ainsi que l’on peut s’expliquer l’indifférence des moines en général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des pâtres pour la beauté de leurs montagnes.

Nous n’eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir. Jusqu’à midi, nous étions enveloppés dans l’ombre de la grande montagne de gauche, et à trois heures nous retombions dans l’ombre de celle de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier, lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers, ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes d’or et de pourpre sur nos seconds plans ! Quelquefois nos cyprès, noirs obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient leurs têtes dans ce fluide embrasé ; les régimes de dattes de nos palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d’ombre, coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones, l’une inondée des clartés de l’été, l’autre bleuâtre et froide à la vue comme un paysage d’hiver.

La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté ; mais, comme toutes les autres, celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c’est-à-dire considéré comme domaine de l’état. L’état majorquin, ne sachant comment utiliser ces vastes bâtimens, avait pris le parti, en attendant qu’ils achevassent de s’écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d’une modicité extrême, les villageois de Valldemosa n’en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu’ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux : ce qui ne les empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le dirai ci-après, mais ce qui leur faisait regarder de très mauvais œil notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables. Cependant la Chartreuse était en grande partie habitée, durant les chaleurs de l’été, par les petits bourgeois palmesans qui viennent chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l’hiver le froid les en chassait, et, lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse avait pour tous habitans, outre moi et ma famille, le pharmacien, le sacristain, et la Maria-Antonia.